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Proust. Essais
L'actualité de la Pléiade

« Une sorte d’essai purement personnel » (Proust)

Avril 2022

Dans la remarquable préface qu’il a donnée au volume des Essais de Proust, Antoine Compagnon s’attache notamment à explorer les enjeux du choix d’un tel titre. Proust utilisait lui-même le terme d’essai, pour désigner par exemple les rudiments de sa réflexion sur Sainte-Beuve. Il avait lu Taine (Essais de critique et d’histoire), Emerson (Essais de philosophie américaine) et bien entendu Montaigne. Essais était un titre familier à ses contemporains aussi bien qu’à lui-même. Encore faut-il s’entendre sur ce qu’il recouvrait pour eux, et sur sa signification dans un volume comme le nôtre.

    De tous les textes qui précèdent et préparent À la recherche du temps perdu, celui qui répond le mieux à l’idéal de l’essai est certainement « Sur la lecture », préface à la traduction de Sésame et les lys de Ruskin en 1906, parue en prépublication dans La Renaissance latine en juin 1905 et recueillie dans Pastiches et mélanges sous le titre « Journées de lecture ».
Aujourd’hui, ces pages sont souvent publiées de manière autonome, comme un essai de Montaigne, ou comme si elles pouvaient servir de préface au roman de Proust plutôt qu’aux conférences de Ruskin sur les bienfaits de la lecture. Dans La Renaissance latine, elles étaient précédées d’un avertissement qui prévenait que Proust y parlait peu des idées de Ruskin sur la lecture et qui précisait que son texte n’était donc pas « une étude ruskinienne, mais une sorte d’essai purement personnel que M. Marcel Proust s’est trouvé peu à peu amené à écrire ». L’extrême liberté ou même la désinvolture que Proust s’autorise dans ses textes de ces années-là les situent pleinement du côté de l’essai : « Hélas ! me voici arrivé à la troisième colonne de ce journal et je n’ai même pas encore commencé mon article», confesse-t-il en conclusion de sa recension des Mémoires de Mme de Boigne en 1908, avant de promettre : « Je ne recommencerai pas », puis de s’admonester : « Et si quelque idée de traverse, si quelque indiscrète fantaisie, voulant se mêler de ce qui ne la regarde point, menace encore de nous interrompre, je la supplierai aussitôt de nous laisser tranquilles : “Nous causons, ne nous coupez pas, mademoiselle !” » La définition de La Renaissance latine pour « Sur la lecture », « une sorte d’essai purement personnel », est en effet celle que l’on pourrait appliquer aux meilleurs de ses articles, en tout cas à tous ceux qui peuvent être considérés comme des expérimentations conduisant vers le roman final. Proust en était à ce point conscient qu’il se permit, dans Albertine disparue et Le Temps retrouvé, deux allusions à un « travail que je faisais sur Ruskin » à la « traduction de Sésame et les lys de Ruskin que j’avais envoyée à M. de Charlus », faisant ainsi du narrateur un double de l’auteur dans les deux seules références à une sienne publication autre que le fameux article du Figaro enfin paru dans Albertine disparue.
    « Sur la lecture », à la différence de l’article du Figaro dans Albertine disparue, ne passa pas du tout inaperçu, mais séduisit immédiatement de nombreux lecteurs. André Beaunier présenta la traduction de Sésame et les lys dans un « Instantané » du Figaro le 5 juin 1906 : « Un érudit qui, en même temps, sait être un essayiste, quoi de plus rare, de plus précieux ? »
C’était encore de Ruskin qu’il s’agissait, lui-même essayiste, mais Beaunier ajoutait aussitôt : « Et, en tête de ce volume, une préface est consacrée à la Lecture, puisqu’une partie au moins de Sésame et les lys traite ce sujet. Ce n’est pas seulement une préface, mais un essai original, et délicieux, émouvant, plaisant, gai parmi des larmes, mélancolique avec discrétion ; les souvenirs s’y mêlent aux rêveries, la fantaisie à la réalité, comme dans l’âme d’un philosophe très sensible. » La préface à l’essai de Ruskin est elle-même un essai, et Beaunier insiste sur son statut équivoque ou compliqué, associant souvenirs et rêverie, et faisant de son auteur un philosophe sensible. Un compte rendu anonyme dans Le Temps du 24 août 1906 nomme également cette préface « un véritable essai sur la lecture, mêlé des fragments de la plus touchante autobiographie ». L’idée de mélange, entre «essai» et « autobiographie » cette fois, était à nouveau expressément formulée, et elle ne manquera pas de revenir bientôt.
    La référence à l’essai fera en effet retour lors de la parution de Du côté de chez Swann en 1913. Proust lui-même, dans l’entretien qu’il donna à Élie-Joseph Bois dans Le Temps à la veille de la mise en vente, entretien qui semble reproduire des expressions jetées sur le papier par Proust lui-même, suggère que « [son] livre serait peut-être comme un essai d’une suite de “Romans de l’Inconscient” ». Cette proposition ne va pas de soi, d’autant plus que Proust réfute immédiatement l’assimilation de ces « Romans de l’Inconscient » à des « romans bergsoniens ». Quant à essai, le terme désigne ici plutôt la pratique expérimentale que la forme littéraire en raison du complément, « essai d’une suite », mais les deux sens sont inséparables. La désignation sera reprise par Jacques-Émile Blanche dans son article sur Du côté de chez Swann dans L’Écho de Paris du 15 avril 1914 : le livre « a la saveur d’une autobiographie et d’un essai, déborde de sensibilité et d’intelligence ». Blanche évite délibérément le terme de roman dans toute sa recension du livre de son ami. Pour lui, Du côté de chez Swann est un mélange d’autobiographie et d’essai, tout juste comme le chroniqueur du Temps caractérisait « Sur la lecture ». Or cette description ne gêna nullement Proust, qui la reprit à son compte dans l’écho qu’il plaça lui-même dans le Gil Blas du 18 avril 1914, grâce à René Blum.
    C’est pourquoi Essais est le titre que nous avons choisi pour rassembler à la fois les articles publiés par Proust tout au long de sa vie, les notes et fragments révélés après sa mort, mais aussi les devoirs scolaires, ou encore les pastiches, laboratoire de la langue du roman, et, à sa place dans la chronologie de l’œuvre, le dossier du Contre Sainte-Beuve, lieu de passage vers le roman. Pas de meilleur titre pour dire à la fois l’étude et l’épreuve, les premiers pas, les tâtonnements, l’apprentissage, ou bien la désinvolture des derniers articles de l’écrivain reconnu.

Antoine Compagnon.
Extrait de la préface aux Essais de Proust,
chapitre « Des essais ».

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