La Pléaide

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L'actualité de la Pléiade

La Vie dangereuse de Blaise Cendrars, extrait de la nouvelle «La Femme aimée» (1938)

J’ai le goût du risque. Je ne suis pas un homme de cabinet. Jamais je n’ai su résister à l’appel de l’inconnu. Écrire est la chose la plus contraire à mon tempérament et je souffre comme un damné de rester enfermé entre quatre murs et de noircir du papier quand, dehors, la vie grouille, que j’entends la trompe des autos sur la route, le sifflet des locomotives, la sirène des paquebots, le ronronnement des moteurs d’avion et que je pense à des villes exotiques pleines de boutiques épatantes, à des pays perdus que je ne connais pas encore, à toutes les femmes que je pourrais rencontrer et avec qui je perdrais volontiers mon temps, aux hommes qui m’attendent peut-être, prêts à m’expliquer leur activité et à me faire gagner des tas, des tas d’argent.

Non, vraiment, écrire c’est peut-être abdiquer. Et c’est pourquoi si la vie que je mène paraît à mes amis (qui m’ont fait une légende !) une des plus désordonnées qui soient, elle obéit néanmoins à une ligne de conduite qui est justement cet entraînement contre lequel je ne me défends pas et que je ne me lasse pas de subir de la part de l’imprévu : visite, lettre, câble, coup de téléphone, rencontre, qui m’arrachent à mes écritures. Cette faculté de céder si facilement au moindre appel fait tout à la fois ma force et ma faiblesse, car si cela m’a valu de connaître la vie à fond, d’en jouir et de m’y adonner à cœur perdu, cette expérience même, qui fait la matière de mes livres, m’empêche le plus souvent de les écrire, soit que je n’en ai pas le loisir, soit que je trouve que ce que je vais raconter a par trop de retard sur ce que je viens de vivre (il y a un décalage que je chiffre par dix ans entre ce qui m’arrive et ce que je raconte), soit que le temps que je mets à faire un livre m’assomme et me sollicite de moins en moins à la longue. Et voilà pourquoi ma production est si irrégulière et mes livres, si différents les uns des autres d’inspiration et d’écriture, ce qui fait le désespoir de mon éditeur, qui ne sait jamais quand il peut compter sur moi, et des critiques, qui ne savent dans quelle catégorie d’écrivains me classer, cela pour mon plus grand dam, je l’avoue, mais qui me fait sourire quand je me rappelle cette notation de Baudelaire que j’ai faite mienne : C’est par le loisir que j’ai, en partie, grandi — à mon grand détriment ; car le loisir sans fortune augmente les dettes, les avanies résultant des dettes ; mais, à mon grand profit, relativement à la sensibilité, à la méditation et à la faculté du dandysme et du dilettantisme. Les autres hommes de lettres sont, pour la plupart, de vils piocheurs très ignorants. Malgré ce mépris que je professe pour la chose écrite, il m’arrive d’être pris de soudains scrupules littéraires (mais le plus souvent c’est mon éditeur qui me talonne pour avoir un manuscrit annoncé depuis longtemps) et alors, je cours m’enfermer dans ma petite maison à la campagne, où je mets les bouchées doubles, travaillant jour et nuit, faisant aller ma plume ou tapant à tour de bras sur ma machine à écrire pour en finir au plus vite avec cette triste corvée d’écrire qui me pèse comme une condamnation.

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