La Pléaide

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Aristote
L'actualité de la Pléiade

La Politique, livre I (extrait) : la cité par nature.

1er octobre 2014

On voit […] que la cité fait partie des choses naturelles et que l’homme est par nature un animal civique, tandis que celui qui, par inclination et non par infortune, ne vit pas en cité est ou bien un être défi cient, ou bien un être supérieur à l’homme. C’est ainsi que se trouve flétri chez Homère celui qui n’a « ni clan, ni loi, ni foyer ». Avec un tel naturel, on cherche aussi la guerre, car on se trouve comme un pion isolé sur un damier. Que l’homme soit, dès lors,
plus proprement que n’importe quelle espèce d’abeille et que n’importe quel animal grégaire, un animal civique, on le voit. La nature ne fait, disons-nous, rien en vain. Or il n’y a que l’homme, parmi les animaux, qui soit doué de la parole ; la voix indique, certes, la peine et le plaisir, si bien que les autres animaux en sont aussi pourvus (la nature en est arrivée avec eux au point qu’ils perçoivent le plaisir et la peine, et se les signifient les uns aux autres), mais la parole a pour objet de faire connaître ce qui est avantageux et ce qui est nuisible, et partant le juste et l’injuste. Cela est propre aux hommes par rapport aux autres animaux qu’ils sont seuls à percevoir le bien et le mal, le juste et l’injuste, et le reste : or c’est d’avoir cela en commun qui fait la famille et la cité. Et la cité est par nature antérieure à la famille et à chacun de nous. Aussi bien le tout est nécessairement antérieur à la partie ; lors de la destruction du tout, il n’y aura plus de pied ni de main, sinon par homonymie, au sens où l’on appellerait « main » une main de pierre (c’est à cela qu’est semblable une main après la mort) : toutes choses se définissent par leur fonction et leur aptitude à exercer celle-ci, aussi ne doit-on pas dire des
choses ne possédant plus cette fonction et cette aptitude qu’elles sont restées les mêmes, mais plutôt qu’elles ont gardé le même nom.

Que la cité soit à la fois naturelle et antérieure à chacun, on le voit bien. Si, dans l’état d’isolement, l’individu ne se suffit point, sa situation sera semblable à celle des autres parties d’un tout par rapport à ce dernier, et celui qui ne peut pas entrer dans une communauté ou qui n’en a nul besoin parce qu’il se suffit ne fait en rien partie d’une cité : il est dès lors une bête sauvage ou un dieu. Naturelle est donc, chez tous les hommes, la tendance à former cette sorte de communauté, et celui qui, le premier, la constitua est à l’origine de très grands biens. De même que l’homme, dans son état parfait, est le plus excellent des animaux, de même, dépourvu de loi et de décision judiciaire, il est le pire de tous. L’injustice armée est la plus redoutable ; or la nature a mis en l’homme des armes au service de la sagesse et de la vertu, lesquelles, cependant, sont tout à fait susceptibles d’être employées à des fi ns opposées. C’est pourquoi l’homme sans vertu est l’animal le plus impie et le plus sauvage qui soit, et même, par sa façon d’user des plaisirs de l’amour et de ceux de la chère, le pire des animaux, tandis que la vertu de justice est affaire de la cité ; en effet, la décision judiciaire établit l’ordre dans la communauté civique, et cette décision est une défi nition du juste.

Traduit du grec par Marie-Paule Loicq-Berger.

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