La Pléaide

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Gravure de Léon Benett Édition grand in-8° de 1892.
L'actualité de la Pléiade

Henri Scepi, Notice du Château des Carpathes, extrait.

Labyrinthes souterrains, escaliers dérobés, in pace obscurs, voix entendues et perdues dans les galeries profondes d’un château «visionné», amants séparés par la mort ou détruits par la folie, tout concourt à faire du Château des Carpathes l’un des surgeons tardifs de cette veine du gothic revival dont le XVIIIe siècle anglais a su fixer la formule et inventorier les ressources.

Le destin terrible de Franz de Télek, de Rodolphe de Gortz et de la Stilla semble s’inscrire dans une tradition romanesque qui se plaît à cultiver l’effroi à la faveur d’une construction dramatique aux ressorts étonnants, et dont la clef de voûte pourrait bien tenir dans ce nouveau sublime défini par Edmund Burke comme un mélange de plaisir et de terreur, plus exactement une «horreur délicieuse». Si de fait Jules Verne recourt aux moyens et aux effets d’un genre dont il maîtrise les contours, il ne se laisse pas pour autant aveugler par les charmes évocatoires d’une convention littéraire qui, dans les années 1880-1890, prend la forme d’un matériau soumis à examen, moins exploité en vérité qu’exploré par un regard distancié qui en scrute les attraits autant que les limites.

Portée par un culte diffus de l’irrationnel, par les hypothèses de l’étrange, l’époque prépare cette «envolée mystique» dont Zola cherchera à comprendre les principes et les retombées dans Lourdes (1894). Tout semble plaider en faveur de ce royaume invisible des esprits, et tout, du spiritisme aux pratiques divinatoires, en passant par la psychologie des songes et la théologie des apparitions, conspire à faciliter le passage d’un univers vers un autre, de la réalité supposée finie vers un empire de puissances infinies et agissantes. Toutefois, si l’heure est favorable à la découverte de domaines insoupçonnés, elle ne s’accommode que difficilement des artifices et des procédés que ne valide pas un protocole expérimental contraint par des règles fondées en raison. Jules Verne est, on le sait, également soucieux de cerner le prodige et de faire accueil au surnaturel mais toujours dans le but d’en extraire quelque leçon, d’en dégager un bénéfice rationnel, dont les facultés de la connaissance pourraient s’enorgueillir et s’avouer comptables. Comme le démontrent avec éclat Les Indes noires (1877) et Le Château des Carpathes, le roman vernien est une épreuve de la vérité, qui impose de renoncer aux préjugés, aux convictions infondées. Telle est sa vertu proprement pédagogique, tout entière contenue dans le projet de «résumer toutes les connaissances, géographiques, géologiques, physiques, astronomiques, amassées par la science moderne ». Mais cette ambition noble et émancipatrice favorise de fait des constructions narratives subtilement équilibrées, où, avant de se dissoudre, la superstition côtoie la raison, où la croyance jouxte le savoir. Preuve que l’univers romanesque de Jules Verne, tel notamment qu’il s’infléchit dans les années 1880, reflète cette double postulation typique d’une époque avide de mystère et dans le même temps respectueuse du principe de raison.

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