La Pléaide

1990

Cette œuvre est-elle à sa place dans la collection qui l’accueille ? Une fois n’est pas coutume, l’Introduction pose la question. «Longtemps il aurait semblé incongru qu’une collection telle que la Bibliothèque de la Pléiade accueillît des textes dont toute prétention à la littérature paraissait illégitime. Un ostracisme identique frappait l’auteur et son œuvre, le premier comme débauché capable des pires excès, la seconde comme incitation à des violences similaires.» Elle s’ouvrait d’ailleurs, cette Introduction, sur la citation d’un Dictionnaire des lettres françaises de 1960 qui, tout en déplorant la vogue «momentanée» dont jouissait alors cette œuvre, estimait qu’elle relevait moins de la littérature que des études pathologiques et qu’elle ne s’adressait pas tant à des lecteurs qu’à «des spécialistes ou des curieux».

Il faut prendre garde au sens des mots ; en parlant des curieux, le rédacteur du dictionnaire ne vise pas les lecteurs animés du désir de découvrir ou d’apprendre : il stigmatise les amateurs de curiosa, terme de bibliophilie qui désigne les ouvrages à ne pas mettre entre toutes les mains, voire dignes d’être conservés dans l’enfer des bibliothèques, à l’époque où les bibliothèques avaient encore un «enfer». Or voici –­ une campagne de publicité le proclame – l’enfer sur papier bible. L’événement fait un bruit certain (on ne disait pas encore buzz, en ces temps reculés) ; il n’est pas impossible que le responsable du Dictionnaire des lettres françaises, le cardinal Georges Grente, de l’Académie française, se soit retourné dans sa tombe.

L’enfer sur papier bible, c’est bien entendu la publication, en novembre, du premier volume des Œuvres de Sade dans la Pléiade. Michel Delon, son éditeur, a si bien mesuré l’enjeu de l’opération qu’il aborde le sujet par la face nord, en posant d’emblée la question de l’appartenance de ces œuvres à la littérature. Sa conclusion est sans ambiguïté : reconnaître la radicalité de la tentative littéraire de Sade, «c’est rendre à la littérature un écrivain peu commun et restituer un moment critique de notre histoire culturelle. Sans banalisation, ni provocation, Sade a sa place dans la Bibliothèque de la Pléiade».

Non content d’y avoir sa place, il y est traité aussi soigneusement que ses voisins au catalogue. Les conditions de la diffusion de son œuvre avaient entraîné de nombreuses erreurs dans les rééditions. Des mots, des expressions, des tournures, paraissant fautifs (mais appartenant en fait au français classique), avaient été discrètement modifiés. Les italiques dont usait Sade pour souligner notamment ses emprunts au jargon libertin n’étaient pas toujours respectés, et les illustrations qui accompagnaient les éditions originales étaient soit supprimées, soit remplacées par une autre iconographie, soit mêlées à des images d’autres époques. Dans les trois volumes de son édition, Michel Delon revient aussi souvent que possible aux textes originaux, qui sont commandés à des bibliothèques publiques ou prêtés par des collectionneurs privés, subissent une modernisation graphique puis sont envoyés en composition. Le vocabulaire, la morphologie, la syntaxe, les italiques et d’autres particularités typographiques sont respectés ; des notes de langue sont rédigées quand il le faut ; le dictionnaire de Trévoux (1771) et l’Encyclopédie sont mis à contribution. En somme, rien que de très normal pour un texte du XVIIIe siècle. Ce qui est nouveau, c’est que cette procédure normale est appliquée à l’œuvre de Sade.

Le volume de novembre est donc un point de départ : la possibilité d’une nouvelle lecture de Sade. Mais il est aussi un aboutissement, ou du moins une étape décisive sur la route ouverte par Apollinaire et empruntée par les surréalistes, par Maurice Heine, par Gilbert Lely, par Jean-Jacques Pauvert, par tous ceux qui ont œuvré, en leur temps, à leur manière, pour que Sade ne soit pas la proie des seuls curieux.