La Pléaide

1906

La pièce avance vite. Claudel pense pouvoir l’achever en deux mois. Il lui faudra en réalité un peu plus de temps, mais il n’empêche: comme il le dit lui-même, «C’est un record pour moi». Un double record, pour être précis: de vitesse, et de lenteur; c’est en 1948 seulement que Partage de Midi sera représentée et livrée au public.

Le «vrai titre» de Partage devrait être «L’Épreuve d’un cœur», affirme l’auteur au Figaro littéraire, quelques jours avant les premières représentations. Et ce cœur, c’est le sien. Partage est la transposition dramatique de la relation amoureuse qu’il eut avec «Ysé», une femme mariée, mère de quatre enfants, entre 1900 et 1904. «Il faut que je l’écrive, dit-il à Francis Jammes en 1905, j’en suis possédé depuis des années.» L’écrire, soit, mais donner la pièce à lire, à entendre? Claudel a des scrupules, il consulte des prêtres, notamment son confesseur. «Que deviendrai-je s’il m’ordonne de cesser?»

Pourtant il ira jusqu’au bout. Mais l’édition qui paraît en septembre 1906 n’est pas destinée au public. Éditée, sous couverture rouge brique, par la «Bibliothèque de l’Occident», elle est hors commerce, et son tirage est limité à 150 exemplaires nominatifs. Parmi les destinataires, plusieurs ecclésiastiques, des écrivains: Jammes, Suarès, Gide, Barrès, Mirbeau et d’autres, des revues, des critiques, une actrice, Marguerite Moreno, un musicien, Debussy, et, à son adresse du 19 quai Bourbon, un sculpteur, «Mlle Camille Claudel».

Quand ces privilégiés reçoivent leur exemplaire, Claudel est absent de Paris; depuis juillet, il est consul à Tien-Tsin, en Chine. Il reçoit d’étranges témoignages d’admiration: sa propre gêne semble s’être communiquée à ses rares lecteurs. Gide, par exemple, est d’une extrême prudence: «Je relirai, et plus d’une fois, votre drame; peut-être en parlerai-je quelque jour plus longuement.» Gêne à l’égard du sujet, ou réserve due à la conscience de se trouver face à une œuvre exceptionnelle? Il reste que le bouche à oreille fonctionne, et nombreux sont ceux qui s’efforcent d’obtenir un exemplaire. À son ami Gabriel Frizeau, qui lui transmet plusieurs demandes, Claudel répond par un accord qui vaut mise en garde: «Certainement vous pouvez donner Partage de Midi si vous ne redoutez pas le scandale dont la crainte a été la raison de ce tirage restreint.»

Dans l’ensemble, la critique garde le silence ou expédie Partage en quelques lignes. Que dire d’un livre auquel le grand public n’a pas accès? Une exception notable: dans L’Occident, la revue qui a édité la pièce, paraît une longue étude du jeune Eugène Marsan. Elle va à l’essentiel; Marsan évoque le rythme et le langage claudéliens, insiste sur leur parfaite appropriation à l’action dramatique: «le texte vous paraîtra d’abord fait de versets. […] la pensée va, pour ainsi parler, à la ligne au sein même d’une phrase. […] langue et typographie concordent à une même fin.» En remerciant Marsan, Claudel prendra la peine de définir ce qu’il appelle son «vers»: unité respiratoire, unité musicale, unité intelligible, unité psychologique.

L’édition courante de Partage de Midi paraît quarante-deux ans plus tard, en 1948, au Mercure de France, dans une version revue et avec une préface inédite. En janvier de cette année-là, Jean-Louis Barrault a obtenu l’autorisation de monter la pièce au théâtre Marigny, avec Edwige Feuillère dans le rôle d’Ysé. La première a lieu le 13 décembre, mais Barrault sait-il qu’avant de lui répondre favorablement Claudel a, comme à l’époque où il rédigeait son drame, demandé l’avis d’un prêtre?