La Pléaide

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Philip Roth
L'actualité de la Pléiade

Opération Shylock, Ire partie, chapitre 3, extrait.

Octobre 2025

En imaginant notre face-à-face, j’avais oublié que, au moment où il se produirait, ce face-à-face ne serait pas imaginaire. Il pleurait. Il m’avait pris dans ses bras, trempé comme
je l’étais, et il s’était mis à pleurer, non sans y mettre un certain talent d’acteur […].
« Philip Roth ! Le vrai Philip Roth — après toutes ces années ! » Il en tremblait d’émotion, une émotion incroyable, jusque dans les deux mains qui m’agrippaient le dos.
Je dus lui donner un certain nombre de coups de coude assez violents pour me dégager de son étreinte. « Et vous », dis-je en le repoussant et en faisant un pas en arrière, « vous devez être le faux Philip Roth. »
Il se mit à rire. Tout en continuant à pleurer ! Même dans la scène que j’avais imaginée, je ne l’avais pas haï autant que je le haïssais maintenant en le voyant pleurer ainsi, bêtement, sans raison.
« Faux, oh oui, à côté de vous, complètement faux — à côté de vous, je ne suis rien, personne, une énigme. Je ne peux pas vous dire ce que cela représente pour moi ! En Israël !
À Jérusalem ! Je ne sais pas quoi dire ! Je ne sais pas par où commencer ! Les livres ! Ah, ces livres ! […] Tout ce travail abattu ! Toutes ces attaques reçues ! Et vos femmes ! Ann ! Barbara ! Claire ! Des femmes extraordinaires ! Excusez-moi, mais mettez-vous à ma place. Pour moi, vous rencontrer… à Jérusalem ! Quel bon vent vous amène ? »
À cette étonnante petite question, posée de manière aussi innocente, je m’entendis répondre : « Je ne fais que passer.
— Je me vois, dit-il avec ravissement, sauf que c’est vous. »
Il exagérait. Probablement une de ses habitudes. J’avais en face de moi un visage que je n’aurais sans doute pas reconnu comme mien si je l’avais vu dans la glace le matin. Quelqu’un d’autre, un inconnu, quelqu’un qui n’aurait jamais vu que ma photo ou une caricature de moi dans les journaux, aurait pu être abusé par la ressemblance, surtout si, avec ce visage-là, on se faisait appeler par mon nom, mais j’étais sûr que personne n’irait dire : « Allons, arrêtez, c’est vraiment vous, l’écrivain », si on se contentait de vivre sa vie en tant que Mr. Nusbaum ou Dr Schwartz. En fait, son visage était plus régulier, plus conventionnel, un peu moins mal fini que le mien, le menton était plus volontaire, le nez moins gros et, contrairement au mien, il n’était pas aplati au bout, à la juive. Dans une publicité pour la chirurgie esthétique, il serait l’après et moi l’avant.
« À quoi vous jouez, mon ami ?
— À rien », dit-il, surpris et blessé par mon ton agressif. « Et je ne suis pas un faux. Quand j’ai dit “le vrai”, c’était ironique.
— Eh bien moi, je ne suis pas aussi aimable que vous ni aussi ironique et quand j’ai dit “faux”, c’était à dessein. […]
« Vous profitez de notre ressemblance physique, continuai-je, et vous faites croire à tout le monde que c’est vous l’écrivain, l’auteur de mes livres.
— Je n’ai pas besoin de dire quoi que ce soit. Les gens me prennent tout de suite pour l’auteur de ces livres. Tout le temps. »

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Lazare Bitoun.