La Lettre de la Pléiade a plusieurs fois évoqué la question des œuvres complètes (et de leur éventuelle ou inévitable incomplétude), ainsi que les enjeux de l’organisation des volumes par genres littéraires, catégories de textes ou selon d’autres principes. Dans la préface inédite qu’il a donnée aux Œuvres philosophiques de Diderot (à paraître en novembre), Michel Delon montre notamment comment, dans le cas de cet écrivain, l’œuvre morcelée, difficile à classer, voire à attribuer, déjoue les intentions de l’éditeur et laisse au lecteur « un travail de recomposition et d’interprétation ». Nous proposons ici quelques pages de cette belle préface.
Diderot met doublement en défaut celui qui veut faire un corpus de ses textes. Il récuse tout ce qui l’assignerait à sa seule signature et à une stricte position philosophique. Les Pensées philosophiques paraissent sans nom d’auteur, certains les attribuent à La Mettrie. L’Entretien d’un philosophe avec Mme la duchesse de*** est publié comme un ouvrage posthume, traduit de l’italien, de Thomas Crudeli. Du vivant de l’auteur, les Promenades de Cléobule restent manuscrites ; Le Rêve de d’Alembert et la Réfutation d’Helvétius ne sont diffusés qu’à quelques privilégiés couronnés, dans la Correspondance littéraire. Les articles que Diderot donne à l’Encyclopédie ne sont pas tous signés de l’astérisque, ses contributions à l’Histoire des deux Indes sont perdues dans la masse des volumes, celles qu’il a éventuellement données à d’Holbach pour le Système de la nature restent inconnues, certains critiques en contestent même l’existence. Des recueils des années 1770 lui attribuent nombre de textes qui ne sont pas de lui. Les corpus fournis par l’édition de ses œuvres par le fidèle et dévoué Naigeon, par les legs de manuscrits à sa fille et à Catherine II ne regroupent pas les mêmes œuvres. Faut-il mettre ce désordre ou cette disparate au compte de la prudence ou de l’indifférence de l’auteur, ou d’un jeu avec les idées mêmes d’auteur et de totalité ? Diderot et Rousseau, les frères ennemis, s’opposent sur ce point comme sur d’autres. Rousseau tient à signer tout ce qu’il publie, il en revendique et en assume la responsabilité. L’une de ses dernières œuvres s’attache à la question du nom et de la signature. Au cœur des dialogues Rousseau juge de Jean-Jacques se trouve le décalage douloureux entre un individu et son image : « J’ai pris la liberté de reprendre dans ces entretiens mon nom de famille que le public a jugé à propos de m’ôter, et je me suis désigné en tiers à son exemple par celui de baptême auquel il lui a plu de me réduire. »
Diderot n’a cessé de se mettre en scène dans des dialogues, sans se confondre avec ce personnage qui se nomme tantôt Diderot, tantôt Moi. C’est Moi qui s’entretient avec son père et des proches, personnages bien réels à Langres, mais aussi avec Dorval, personnage de fiction du Fils naturel, avec le Neveu, nommé Lui, à mi-chemin, sans doute, entre le réel et la fiction : Goethe pensait ce Jean- François Rameau sorti de l’imagination de l’écrivain, les fouilleurs d’archives ont voulu réduire le personnage à une personne historique. C’est Diderot qui débat avec d’Alembert, pour lancer l’hypothèse de la sensibilité universelle et qui s’efface en laissant la parole à Mlle de Lespinasse, d’Alembert et Bordeu ; Diderot encore qui dialogue avec la maréchale de Broglie, devenue figure de fiction sous le nom de duchesse ou de maréchale de ***. C’est enfin un personnage de fiction, Hardouin, qui prend la place de Diderot comme personnage central de la pièce Est-il bon ? Est-il méchant ? Jean-Jacques Rousseau se dénude et se montre tel qu’en lui-même il se dit prêt à paraître devant un Juge suprême. Diderot se démultiplie en images de lui-même, du personnage Moi de l’intimité au personnage Diderot de la vie mondaine, au personnage Hardouin de la fiction théâtrale. Il faudrait peut-être adjoindre à cette série le personnage de Garnier qui représente Diderot dans l’Histoire de Mme de Montbrillant, roman à clefs de Mme d’Épinay auquel Diderot n’a pas manqué de mettre la main. La narratrice s’étonne : « Mais comment se fait-il qu’avec un caractère si facile qu’il vous fait passer la moitié de votre vie à faire des sottises que vous vous gardez bien d’avouer, et de l’autre à les replâtrer, vous n’ayez pas souvent l’air de la fausseté ? » Et le pseudo- Diderot de répondre : « C’est que je ne suis ni vrai ni faux, et que je suis transparent. » À Rousseau, obsédé par l’identité et la vertu, Diderot répond implicitement en dénonçant les illusions de cette illusion que serait l’individu moral. La transparence n’est pas la sincérité, elle ne sépare jamais la vérité personnelle du monde qui nous entoure et nous détermine, d’une géométrie de relations et de rapports.
Des « œuvres complètes » de Diderot sont illusoires dès qu’on prétend y voir autre chose que des regroupements relatifs et provisoires. Elles sont bornées de frontières floues, où l’écriture de Diderot se confond avec celle de ses compagnons de combat, de ses partenaires de débat, de ses adversaires eux-mêmes, passés et présents. Leur délimitation est hasardeuse.
Aucune limite précise ne distingue chez lui la traduction de l’adaptation, l’adaptation du commentaire, le commentaire de l’invention. Comme entre les règnes de la nature, le propre et le différent se pénètrent, le pastiche et l’original s’intervertissent. Diderot travaille résolument sur des confins qui ruinent toute idée d’origine et de finalité, il emploie ce mot pour évoquer une nature qui est toujours la même, toujours une autre, « s’il est permis de se servir du terme de confins où il n’y a aucune division réelle ». Le confins est une construction juridique, alors que la borne en est la marque extérieure et visible. Les œuvres philosophiques de Diderot ne peuvent regrouper des textes qu’à la condition d’en conserver la mobilité les uns par rapport aux autres, d’en maintenir la ductilité entre versions diverses. La philologie trouve traditionnellement sa raison d’être à décrire des manuscrits et des imprimés pour en expliquer les variations et privilégier ce qui serait le meilleur texte. Elle se réfère dans sa démarche à une volonté de l’auteur et répartit les changements en améliorations ou altérations. Le mode de travail de Diderot ruine l’idée d’une version définitivement supérieure aux autres. Si l’on peut repérer des erreurs introduites au cours des recopiages et des publications, on doit accepter la diversité de versions qui s’inscrivent dans des contextes différents. Diderot dispose d’une gamme d’écritures qui va du manuscrit unique à la copie diffusée, de l’imprimé clandestin à l’imprimé avec privilège. Il ne cesse de jouer de ces possibles et d’adapter ses textes à leur miroitement.
chronologiquement des textes qui n’avaient niL’éditeur moderne risque d’effacer le clair-obscur de ces variations quand il se contente de juxtaposer le même statut ni la même fonction. Il immobilise une instabilité de principe. Il défait forcément des liens et des échos lorsqu’il regroupe les textes par grands domaines. Des Pensées philosophiques aux Principes philosophiques sur la matière et le mouvement, la référence à la philosophie est affichée par le titre. L’Entretien d’un philosophe avec la duchesse ou la maréchale de*** se rattache à ce premier ensemble, mais il appartient aussi à une série regroupée dans le fonds Vandeul sous la rubrique Entretiens philosophiques.
On y trouve en outre les trois dialogues du Rêve de d’Alembert, Supplément au Voyage de Bougainville, l’Entretien de deux mathématiciens ou l’Entretien d’un père avec ses enfants ou Du danger de se mettre au-dessus des lois. L’Entretien d’un père avec ses enfants et celui d’un philosophe qui débat avec la maréchale du danger de se mettre au-dessus de possibles lois divines se font pendant. L’un prend sens par rapport à l’autre. Mais l’Entretien d’un père ne peut être séparé des Deux Amis de Bourbonne, le décor provincial réunit les deux textes, publiés ensemble avec les Idylles de Gessner. Le Supplément au Voyage de Bougainville fait corps avec Ceci n’est pas un conte et Madame de La Carlière dans une trilogie présentée comme telle par la Correspondance littéraire. La publication impose des choix qui sont autant de déchirements. Des logiques de lecture s’affrontent, entre lesquelles aucun argument déterminant ne peut l’emporter.
Tout éditeur doit accepter une part d’arbitraire dans des décisions qui sont relativisées par le type de lecture auquel Diderot appelle. L’ordre adopté dans un volume n’est que provisoire, partial, aussitôt distribué par un ordre différent dès que commencent la lecture et l’interprétation. L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert choisissait un ordre alphabétique, bientôt concurrencé par le plan disciplinaire de l’Encyclopédie méthodique où Naigeon était chargé de la section philosophique et où il s’efforçait de rassembler l’œuvre dispersée de son maître et ami en un grand livre, digne de l’immortalité. Il est regrettable d’éloigner l’Essai sur les règnes de Claude et de Néron des articles sur les philosophes anciens que Diderot compose pour l’Encyclopédie, mais ces articles font corps avec l’ensemble des contributions du philosophe au grand-œuvre encyclopédique. À l’heure de l’hypertexte, acceptons la leçon de Diderot qu’il n’est de travail intellectuel et de plaisir de lecture sans déplacement et redistribution des éléments. Un éditeur ne légifère pas, il est au service de ce qu’il publie.
Chacun des textes rassemblés ici se compose de pensées, paragraphes et parties discontinus. À la façon dont le miracle matérialiste de la vie est de faire du continu avec du contigu, comme l’explique le philosophe au Géomètre, la merveille littéraire est d’inventer une infinité de continuités possibles à partir des contiguïtés relatives et provisoires, fournies par chaque édition. L’œuvre philosophique de Diderot est formée d’un noyau de textes auquel doivent s’agréger, au hasard et dans la nécessité particulière des lectures personnelles, d’autres textes, relevant des récits romanesques, des interventions esthétiques ou du massif encyclopédique. Diderot, pour employer les termes d’Étienne Vacherot, n’a pas recueilli toute sa pensée, ni concentré tout son talent dans une œuvre complète. Il a donné à suivre une pensée et manifesté son talent dans la dispersion et la contradiction.
Michel Delon.