La Pléaide

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(extrait d’un protocole d’édition remis aux collaborateurs d’un volume en préparation)
Les coulisses de la Pléiade

Les grandes manœuvres (4)

La lettre de la Pléiade n° 20
janvier-mars 2005

Une évidence, pour commencer : on n’annote pas les romans de Chrétien de Troyes comme ceux de Claude Simon. Pourtant, la plupart des appareils critiques de la Pléiade présentent des traits communs. La réflexion à mener sur leur définition est une étape essentielle de nos « grandes manoeuvres ».

Le cadre est immuable, ou presque. Au début du volume, une introduction, une chronologie, et une « note sur la présente édition » qui constitue le «mode d’emploi » du livre. À la fin, pour chaque oeuvre, une notice dans laquelle figurent des informations sur la genèse du texte, les circonstances de sa rédaction, sa publication, sa réception, ainsi qu’une partie interprétative : une « lecture » de l’oeuvre. Suit une « note sur le texte », où sont décrits les manuscrits, les épreuves, les prépublications et les éditions successives ; on y précise en outre quel état du texte (c’est-à-dire quelle édition ou quel manuscrit) sert de base à l’édition Pléiade, et pourquoi il a été choisi. Puis viennent les notes, les variantes éventuelles, et enfin, souvent, une bibliographie, un répertoire ou un index.
Cette structure n’est pas remise en cause à chaque nouvelle édition. Même si elle ne s’applique pas à tous les volumes (la Bible, les Écrits intertestamentaires ou apocryphes, le tome II des Philosophes taoïstes répondent à un autre modèle), elle est celle de la collection depuis des années et présente l’avantage d’être bien connue ; les lecteurs attachés à la Pléiade savent où et sous quel intitulé ils trouveront les informations qu’ils recherchent, et l’on voit mal quel intérêt il y aurait à modifier sans cesse ce qui, au fond, n’est que l’armature de l’appareil critique. D’autant que cette armature n’est pas dépourvue de souplesse : la « note sur le texte » d’un roman traduit et dont on n’étudie pas les manuscrits peut tenir en cinq ou six lignes, tandis que celle d’un texte posthume dont l’établissement est problématique occupera peut-être une quinzaine de pages.

En d’autres termes, notice, note sur le texte, notes, index sont des cases vides, et il s’agit de réfléchir pour chaque livre à la meilleure manière de les remplir. Le statut de l’oeuvre éditée est naturellement le premier critère. Avant que Régis Boyer ne publie son édition des Sagas islandaises, le grand public ignorait presque tout de ce qu’étaient les sagas, de leur système narratif, du mode de transmission des textes et, plus généralement, de la civilisation scandinave médiévale. Afin de ne pas avoir à se répéter, et pour ne rien laisser dans l’ombre, Régis Boyer a donc choisi d’insister dans chacune de ses notices sur une question particulière, et de présenter dans un index final, qui constitue un véritable « abrégé de civilisation islandaise », les institutions, les realia, les concepts propres aux Islandais du Moyen Âge. On le devine, un tel travail n’a rien de commun avec celui que nécessite l’édition d’un texte célébrissime — Le Rouge et le Noir, par exemple, qui a été édité à de très nombreuses reprises et sur lequel il existe une (sur)abondante bibliographie. Quand on passe après tant de commentateurs, dont l’apport fut parfois décisif et doit être pris en compte, on n’utilise pas les mêmes outils que lorsqu’on s’apprête à défricher un domaine aussi étrange que vierge — ce qui ne signifie pas que l’on renonce à apporter du nouveau : qui consultera le nouveau Stendhal d’Yves Ansel et Philippe Berthier s’en apercevra.

Ce qui est vrai pour les notices ne l’est pas moins pour les notes. Leur quantité et leur teneur varient d’un volume à l’autre, et c’est logique. Une constante, toutefois : le but d’une annotation à paraître dans la Pléiade n’est pas de fournir une «explication de texte », moins encore un «commentaire linéaire» censé nous révéler ce qu’il faut penser de ce texte. Ni l’admiration ni l’émotion ne dépendent d’exercices scolaires ou universitaires, si bien menés soient-ils. En revanche, l’obscurité apparente d’une oeuvre, son éloignement dans le temps ou dans l’espace, la difficulté qu’en raison de cet éloignement nous éprouvons à « y entrer » peuvent nous empêcher de l’admirer ou d’y être sensibles. Lever des obstacles ponctuels en apportant des informations précises (historiques, philosophiques, littéraires, linguistiques…), éclairer d’un mot des allusions voilées, souligner un emprunt significatif — en somme, donner des clés pour ouvrir les portes, et surtout se garder, une fois la porte ouverte, de faire visiter tout l’appartement, c’est permettre à la sensibilité de chaque lecteur de s’exercer pleinement, et librement.

(extrait d’un protocole d’édition remis aux collaborateurs d’un volume en préparation)

(extrait d’un protocole d’édition remis aux collaborateurs d’un volume en préparation)

Quant aux variantes, ces « notes génétiques » qui procurent des fragments tirés des états du texte (manuscrits, dactylogrammes, etc.) généralement antérieurs à celui que l’on a choisi pour base, elles doivent permettre au lecteur, si elles sont bien choisies, de se faire une idée du travail de l’écrivain, de ses hésitations, de ses repentirs (stylistiques, narratifs, idéologiques…), de sa volonté d’infléchir l’oeuvre en cours dans un sens ou dans un autre, voire de masquer des sources trop évidentes : il n’est pas rare que des auteurs mentionnent dans leurs manuscrits des noms de personnes ou de lieux réels qu’ils transforment ultérieurement, d’un trait de plume, en personnes ou en lieux fictifs, parfois par prudence, parfois pour d’autres raisons, parfois sans raison apparente…

Tous les volumes de la Pléiade ne proposent pas de variantes ; là encore, souplesse. Pour les œuvres traduites, il est rare que l’on puisse faire un choix significatif : une correction d’auteur perd fréquemment son sens, ou à tout le moins son intérêt, lorsqu’on doit la faire passer dans une autre langue. À l’inverse, un très petit nombre d’œuvres exigent un relevé sinon exhaustif — en matière de variantes, exhaustivité signifie souvent illisibilité —, du moins abondant. Mais, en règle générale, une sélection sévère s’impose: au risque de nous répéter (voir la Lettre n° 9), rappelons qu’une oeuvre littéraire n’est pas égale à la somme de ses états successifs ; elle existe en soi ; les variantes textuelles ne sont pas là pour en nier l’unicité, mais pour en éclairer la genèse ; et l’on n’a aucune chance d’y parvenir si l’on ne se donne pas de limites. Inutile, en effet, de se voiler la face : les variantes essentielles passeront inaperçues si elles sont noyées dans un flot de corrections stylistiques qui interdiront au public lisant pour son plaisir d’accéder aux fragments susceptibles de le séduire ou de l’éclairer. Quand une autre version (inédite ou imprimée, intégrale ou partielle) d’une des œuvres proposées dans un volume se révèle constamment intéressante, pourquoi la découper en tronçons et la disperser dans les variantes ? Mieux vaut, pour lui offrir toutes les chances d’être appréciée, la publier d’un seul tenant dans ces appendices intitulés En marge de… ou Autour de… et dont la récente édition des Romans et récits de Georges Bataille offre un bel exemple.

On le voit, le « choix des armes » critiques est essentiel, et mérite une réflexion préalable. Il est donc fréquent, lorsqu’un projet d’édition réunit plusieurs collaborateurs, que la Pléiade organise, avant que ne commence la rédaction de l’appareil critique, des réunions au cours desquelles chacun évoque, exemples à l’appui, les difficultés rencontrées et les solutions envisagées. De quels manuscrits tiendra-t-on compte ? Quels textes donner dans les appendices ? Quels fragments retenir pour les variantes ? Quel type de notes proposer ? Faut-il annoter la langue (par exemple archaïsante ou patoisante) de l’auteur ? Comment signaler les thèmes ou les phrases que cet auteur a déjà employés dans d’autres œuvres ou qu’il réutilisera plus tard ? Ou, pour rappeler un cas déjà célèbre, comment montrer que Malraux, qui ne cite qu’exceptionnellement ses sources dans ses Écrits sur l’art, fonde pourtant sa pensée sur un socle d’informations extrêmement solide ? Autant de questions susceptibles de modifier l’aspect de l’édition à venir.
Il importe en tout cas que des solutions soient adoptées en commun, afin que le manuscrit final, qui résulte de la juxtaposition des différentes contributions, soit — voici l’un des maîtres mots de la Pléiade — harmonisé. Encore faut-il ne pas se méprendre : harmonisé ne signifie pas égalisé. Les œuvres littéraires ne sont pas faites au moule (pas celles, du moins, que publie la Pléiade), et la bonne édition n’est évidemment ni celle qui les met toutes sur le même plan, ni celle où chacun n’en fait qu’à sa tête. Il n’est pas exceptionnel, par conséquent, qu’au cours des réunions les débats soient animés. Mais que l’on se rassure : ils restent courtois. Peut-être le titre de cette rubrique prête-t-il d’ailleurs à confusion. Corrigeons-le in extremis. Les « grandes manœuvres » pléiadistiques ne tournent jamais à la démonstration de force. Elles seraient plutôt une sorte de « Conseil de sécurité » de la collection. Et, comme à l’ONU, il arrive même, parfois, que ses résolutions soient appliquées.

Fin