La Pléaide

L'histoire de la Pléiade

La Pléiade de Martin

La lettre de la Pléiade n° 31
février-mars 2008

Apres André Gide, Paul Claudel, André Malraux et Henry de Montherlant, Roger Martin du Gard est le cinquième auteur publie de son vivant dans la « Bibliothèque de la Pléiade ».

Deux volumes de ses œuvres paraissent en novembre 1955 (n° 113 et 114, achevés d’imprimer le 30 octobre). Les deux volumes rencontrent un vif succès ; tirés à 15 000 exemplaires, ils sont réimprimés deux ans après leur parution et atteignent, une décennie plus tard, un tirage cumulé de quelque 60 000 exemplaires, se classant parmi les meilleures ventes de la Pléiade. Cet accueil confirme le statut de « locomotives » des auteurs contemporains, vivants ou morts, pour la collection. Ces deux tomes seront suivis en 1983 par un troisième, posthume, consacré à l’œuvre inachevée à laquelle l’écrivain travailla avec obstination, mais non sans doute ni revers, à partir de 1941, Le Lieutenant-Colonel de Maumort.
Le projet d’une Pléiade Martin du Gard est évoqué en 1954 par Gaston Gallimard et son fils Claude. Le 6 juillet 1954, ce dernier adresse à l’écrivain un mot le priant de lui dire ce qu’il doit « faire pour le contrat Pléiade ».

Le 20 octobre, Jacques Festy, directeur de fabrication de la NRF, livre une première étude : liste et calibrage des textes, estimation du prix de vente… Deux textes sont provisoirement exclus de cette première approche : Devenir et Notes sur André Gide. La question du plan est posée, rendu complexe par l’importance des Thibault par rapport au reste de l’œuvre : faut-il répartir les œuvres par genre puis chronologiquement, ou bien simplement par date de parution ? C’est la seconde hypothèse qui sera retenue. Le directeur de fabrication pose enfin plusieurs questions : « L’édition Pléiade comportera- t-elle : un texte de présentation ou une introduction ? Une chronologie de Roger Martin du Gard ou, à tout le moins, quelques indications succinctes le concernant ? […] Quel sera le titre du volume ? Œuvres ? »
Détails ? Certes non, on va le voir.

Pour la préface, on pense d’abord à Jean Schlumberger, André Malraux, voire à l’auteur lui-même ; il est bien sûr impensable, s’agissant de l’ami Martin, d’en confier la charge à un professeur ou à un critique « professionnel ». C’est finalement à Albert Camus que l’on s’adresse, dont on sait qu’il admire beaucoup l’homme et l’écrivain Martin du Gard. Quant à la chronobiographie de l’auteur, on en confie l’établissement à Louis- Daniel Hirsch, directeur commercial de Gallimard.
Le 21 octobre, Claude Gallimard fait part à Martin du Gard, immobilisé par une nouvelle phlébite, des conclusions de son étude. Mais il se montre bien prudent : « Je pense toujours aux Thibault dans la Pléiade, j’ai même préparé un contrat que je vous apporterai lorsque vous serez rétabli. Il faut prévoir deux volumes de 900 pages environ. Cette édition pourrait sortir dans un an environ. Il faudrait peut-être prévoir une introduction et une notice biographique, mais nous parlerons de cela plus tard. » Claude Gallimard n’ose-t-il pas encore parler d’œuvres complètes avec l’ami d’enfance de son père ? Rien de plus probable, car le discret et modeste Martin du Gard ne peut être que rebuté par toute entreprise commémorative. Publier ses œuvres complètes, c’est inscrire son travail dans le marbre de l’histoire des Lettres, c’est présumer une gloire posthume qui n’a rien d’assurée, c’est enfin reconnaître le probable échec de Maumort, exclu du champ de ses œuvres complètes.

En ne parlant que des Thibault, les Gallimard prennent moins de risque. Et Martin du Gard semble en convenir aussitôt, son contrat lui étant adressé sept jours après la missive de Claude. Mais il ne s’agit encore que des Thibault. Trois mois plus tard, on parle pourtant d’œuvres complètes. Les Gallimard se seront montrés persuasifs dans l’intervalle. Le 17 janvier 1955, l’écrivain en fait l’annonce à son amie Marie Rougier : « Autre complication : la Pléiade va publier mes Œuvres complètes en deux volumes, pour Noël. Et la NRF me presse de mettre au point cette édition définitive. Camus a accepté de faire une Introduction. Il me presse, lui aussi, de lui fournir des explications, des mises au point, etc. ». Puis le lendemain à Dorothy Bussy : « Deux volumes de la Pléiade : Œuvres complètes de M. du Gard !! 2 800 pages de Bible Paper !). » On sent de la perplexité.

De fait, la mise au point de l’édition entraînera chez l’auteur une interrogation profonde et continue sur le sens même de cette consécration ante-mortem (que constitue déjà la Pléiade, après seulement vingt ans d’existence). Constatant que Gide ou Claudel ont tout fait pour finir leur vie dans une manière d’apothéose officielle (« Encore ! Encore un peu davantage ! »), il note qu’à l’heure du déclin, il conviendrait plutôt de rechercher « le silence, une considération discrète, l’incognito, la paix ! ». Accablé par les épreuves à corriger, il avoue à Marie Rougier : « C’est curieux, le mal que j’ai à m’intéresser au sort de mes Œuvres complètes ! Comme tout paraît vain, quand le dénouement approche ! Dérisoirement vain ! Rien ne vaut plus la peine, rien ! Et cet état d’indifférence générale n’a aucun rapport avec le ˝cafard˝ : il n’y a rien de pénible dans ce calme détachement… C’est un détachement paisible, et patient. »

En juillet, il écrit à son frère : « Œuvres complètes ! Cela a une résonance passablement sépulcrale et nécrologique ! Cela indique bien, en tout cas, que l’auteur est vidé, qu’il est déjà de l’autre côté du décor, et que c’est ainsi que son éditeur le considère, et que lui-même, en acceptant ces honneurs funèbres, se sent dorénavant sec comme une vieille noix… J’ai bien conscience, en effet, que la farce est jouée – et que c’était bien peu de chose ! » Claude Gallimard – probablement conseillé par son père, qui connaissait bien son Martin – avait eu raison d’y aller à petits pas.

Satisfait de la préface d’Albert Camus, Martin du Gard refuse le « piteux essai » de notice biographique proposée par le service commercial de la NRF. Il entreprend dès lors de s’atteler lui-même à la tâche. Plus simple, pense-t-il. Mais son âme chartiste prend le dessus. Il se met à rassembler durant plusieurs semaines les matériaux authentiques lui permettant de rédiger ladite notice, laquelle devient un ample essai autobiographique, précédé d’un index chronologique précis et bref. « J’ai hésité quelque temps, avant de me décider à cet exhibitionnisme », écrit-il le 6 août à Paul Viguier ; « Gallimard m’a vivement encouragé dans cette voie, ravi de pouvoir annoncer, dans l’édition Pléiade, cinquante ou soixante pages inédites. » L’édition est prête, il ne manque plus que ce texte. Martin du Gard y met toute son énergie, mais des nouvelles crises d’inflammation veineuse lui font prendre plusieurs semaines de retard, le clouant au lit, fiévreux. On imprime le second volume ; début octobre, Martin fait encore relire à son ami Gaston les dernières pages de son essai, comme il l’a fait pour les précédentes (« Tu es mon premier lecteur »). Il se montre inquiet de l’avis de son ami, comme il le sera de celui de Jean Schlumberger, de la Petite Dame… « Ces Souvenirs risquent d’attirer l’attention, venant d’un homme qui a toujours évité de parler de lui, et dont on sait peu de chose, en somme !... » Mais pourtant il y tient, s’y attache même : il s’agit de couper court aux légendes et de donner sur soi-même et son œuvre « des explications précises et exactes. ». Il prolonge même ses souvenirs par un « Journal du Journal de Maumort », façon de faire entrer l’inachèvement dans l’exhaustivité de ses œuvres...

Cette « crise d’exhibitionnisme », le rendant presque étranger à lui-même (« Après m’être abstenu toute ma vie de parler de moi, j’ai lâché soudain la bonde ! »), il l’explique aussi par « l’optique de la mort ». La perspective d’une fin prochaine, marquée par la Pléiade elle-même, pense-t-il, le rend indifférent à une telle exhibition : « Je me fous complètement de ce qu’on pourra penser de moi en 1956 », confie-t-il encore à son éditeur : « Ce sont des ˝Souvenirs˝ posthumes, en quelque sorte, mes Mémoires d’Outre-Tombe ». À ses yeux, ils ne se justifient que dans ce beau catafalque, qui débride, émancipe, fait sauter l’entrave... Et quand il s’agit de publier un extrait de ces pages dans La NRF d’octobre 1955, auprès de la préface d’Albert Camus, Martin du Gard hésite. Il accepte du bout des lèvres (mais heureux de marquer ainsi sa fidélité à La NRF : « Je reste un vieux fidèle de la boîte ») de confier à Paulhan ses pages consacrées à Jacques Copeau, où il exprime son amour du théâtre et sa dette envers son maître. Jean Schlumberger en sera meurtri, jugeant que l’auteur des Thibault se dévalorise par un hommage aussi appuyé à ceux qui l’ont aidé, et singulièrement à Copeau et Gaston. Jalousie ?

« Ce titre d’Œuvres complètes – ça sonne comme un glas ». Édition nécrologique, optique de la mort… Martin du Gard n’a donc pas la Pléiade heureuse ? Il est vrai qu’une santé fragile rend très pénible son effort, dont l’objet est de surcroît contraire à sa pente naturelle. Mais Martin du Gard se prête au jeu sans s’y perdre. Il le fait scrupuleusement, sans nostalgie, avec même un réel plaisir à mener cette enquête rétro et introspective, où le recours au document authentique est permanent. Mais faire sa Pléiade, c’est dresser un bilan et formuler l’hypothèse d’une reconnaissance posthume. Malraux le sait bien, qui adresse à Martin du Gard le 1er février 1956 des mots très justes et amicaux : « C’était une épreuve assez dure (pour vous) parce qu’il y a, là, un petit appel au jugement dernier. Et je crois que vous pouvez être assez tranquille. » Quant à l’auteur, ne perdant pas son sens de l’humour et certainement soulagé d’être parvenu à bout de son labeur, il note en janvier 1956 : « On continue à jeter des fleurs sur mon catafalque de la Pléiade et à prononcer des éloges académiques. Curieuse impression !... L’inconvénient – auquel échappent les vrais défunts – c’est qu’il faut dire merci… »