La Pléaide

L'histoire de la Pléiade

La Pléiade au miroir

La lettre de la Pléiade n° 37
septembre-octobre 2009

La lecture des comptes rendus de La NRF sur les volumes de La Pléiade nous a appris autant sur la méthode critique de la revue centenaire que sur les grands mobiles d’une collection (Lettre de la Pléiade, 36). Car la critique de Prévost, Cingria ou Caillois, si elle laissait partout affleurer le socle de l’« esprit NRF », approuvait aussi la Pléiade dans ses choix et la révélait à sa singulière complexion.

La forme éditoriale du « tout en un » (pour simplifier) engageait, disait-on, une relecture défragmentée des classiques et, par sa portabilité, offrait un accès à ceux-ci dans les circonstances les plus diverses de la vie. C’était la Pléiade au champ, sur les sentes pierreuses ou dans les vignes, la Pléiade dans le train ou le métro parisien, la Pléiade à Rome, au Caire ou sur les pentes herbeuses du Cantal…
Bréviaire du lecteur moderne, la collection manifestait une littérature vivante et disponible, victorieuse de l’oubli et des simplifications, d’une littérature chaque jour consommée et recommencée, nourrissant son homme hors des bibliothèques – le casse-croûte du voyageur. Oui, elle comblerait les oubliettes de la poreuse mémoire littéraire, cette Pléiade phénix ; elle ranimerait son propre feu contre les autodafés de l’universelle omission.
Nous forçons le trait. Mais il y a là une direction à suivre : celle d’une littérature rendue à elle-même, dans toute sa plénitude et sa profondeur, sa profusion et ses contradictions. Celle aussi d’une forme éditoriale correspondant très exactement au caractère « transhistorique » de la littérature et à la nécessité de la rendre présente, disponible à ses métamorphoses – Malraux scripsit –, à ses relectures, en toutes circonstances. C’est toujours émouvant de déceler ainsi dans le projet d’un éditeur, et dans la forme choisie d’un livre ou d’une collection, la marque d’une théorie de la littérature. À celle-ci répond une morale pratique, que chaque volume de la Pléiade met en œuvre.

En trouverons-nous aussi confirmation dans les autres revues du temps ? Qu’en est-il de la Pléiade, par exemple, dans les colonnes d’Europe et d’Esprit, deux des grandes revues du siècle et consœurs de La NRF ? Y retrouve-t-on exprimée cette même satisfaction du lecteur moderne ? Force est de constater qu’il est très peu fait référence à la Pléiade dans Europe durant l’entre-deux-guerres.
La revue avait pourtant été créée en 1923, sous le parrainage de Romain Rolland, qui rêvait d’un organe pacifiste et internationaliste qui pût constituer un foyer indépendant pour la gauche intellectuelle. Littéraire et cosmopolite, elle resterait attentive aux enjeux politiques et sociaux de son temps. Mais Europe fut très vite fragilisée par des querelles internes relatives à sa dépendance financière et à son « affiliation » au Parti communiste français. C’est finalement le choix d’une revue partisane qui s’imposa, dans le climat d’une lutte antifasciste soutenue autant qu’instrumentalisée par le Parti. Jean Guéhenno, favorable au pluralisme, abandonna la direction de la revue en février 1936. Reprise par Aragon et dirigée par Jean Cassou, Europe passa alors aux mains des compagnons de route ; son engagement antifasciste s’articula avec la promotion d’un modèle soviétique pourtant déjà mis en doute.
Si elle se saborda en août 1939, à l’annonce du pacte germano- soviétique, et resta en sommeil durant toute la guerre, elle reparut dès janvier 1946 sur des bases idéologiques proches. Stalingrad et la Résistance avaient effacé jusqu’au souvenir du funeste pacte. Éditée par les organes d’édition communiste, elle radicalisa sa ligne, de sorte qu’il devint de plus en plus difficile de maintenir en son comité une diversité de tendances.
Les démissions se multiplièrent ; Jean Cassou laissa sa place à Pierre Abraham en mai 1949. Europe recruterait désormais la plupart de ses contributeurs au Parti, dans l’entourage d’Aragon. Parmi eux : Claude Roy.

L’excellente recrue saluait en décembre 1950 la qualité de la Pléiade Montesquieu, établie par Roger Caillois. Claude Roy ne se montrait pourtant pas complaisant à l’égard de celui-ci, grande révélation de La NRF d’avant-guerre, évoquant son introduction « contournée, précieuse et spécieuse », avant de conclure : « M. Roger Caillois, esprit faux et écrivain discutable, donne plus de plaisir comme érudit que comme philosophe. Il devrait borner son talent à ce qu’il a de plus sûr : le travail d’éditeur des grands classiques. » Mais l’article de Claude Roy est plus qu’un compte rendu : c’est un brillant hommage à un Montesquieu visionnaire, internationaliste et profondément actuel, prophétisant, par la voix d’Usbek, la naissance de la bombe atomique et le règlement international de sa prolifération : « Si une fatale invention venait à se découvrir, elle serait bientôt prohibée par le droit des gens, et le contentement unanime des nations ensevelirait cette découverte » (Lettres persanes). Et Claude Roy d’ajouter : « Les écrivains de la bourgeoisie [!] ont coutume de railler les communistes de leurs annexions.
Ils souffriront cependant pour aujourd’hui que je fasse signer à Montesquieu l’Appel de Stockholm. »

Mais ce n’est pas tout. En avril 1953, Claude Roy fit ses valises pour la Chine (communiste) ; à son retour, il confiait quelques pages de son journal à Europe. Préparatifs : « Après quelques balancements, limitant mon choix à celui des volumes compacts et délicieux de la Pléiade, je couronne la petite valise que j’emmène par Montaigne, Montesquieu, Diderot et Stendhal. » Dans l’avion qui le menait de la Sibérie à Oulan-Bator, survolant le lac Baïkal et les terres de Michel Strogoff, il sortait son Diderot. Qu’y trouva-t-il ?
« On ne s’est jamais demandé pourquoi les lois et les mœurs chinoises se sont maintenues au milieu des invasions de cet empire ; le voici : c’est qu’il ne faut qu’une poignée d’hommes pour conquérir la Chine, et qu’il en faudrait des millions pour la changer. »
Matière vivante des classiques… Avec la Pléiade, vous sortez couvert. Et Claude Roy était déjà allé la rejoindre à son foyer, à la NRF, depuis 1948.

Europe ne se montra guère plus attentive par la suite au programme de la collection, si ce n’est quand l’un de ses maîtres y était accueilli – comme Paul Eluard, en 1968. Au-delà de la seule Pléiade, c’est le principe même des œuvres complètes accessibles au plus grand nombre qui y fut applaudi. Pierre Abraham rendait ainsi hommage en 1969 aux clubs de livres qui tapissaient alors les cloisons des foyers modestes de puissants volumes d’œuvres complètes fort bien établies (Zola, Hugo, France…). Le Parti saura aussi participer à cette propagation bienveillante, avec notamment le Livre-Club Diderot. La Pléiade, dont l’image commençait à renvoyer une pratique plus élitiste de la lecture, sortait du cadre. Mais avec les années, et l’infléchissement des certitudes, Europe se montra plus attentive à la Pléiade. De sorte que Pierre Gamarra pouvait écrire, à l’occasion de la parution de la Pléiade Conrad en 1983, que dans l’œuvre de l’auteur de Typhon, « la découverte extérieure ne vaut que par la découverte intérieure qui la double, l’excite ou l’embarrasse ». Changement de ton, changement d’époque. On croirait lire Esprit !

De fait, Esprit, revue de la jeune génération « non conformiste », cherchant à concilier l’élan spirituel à l’appel révolutionnaire, prêta beaucoup plus d’attention que la matérialiste Europe au programme de la Pléiade. Les préventions d’Esprit à l’égard d’une NRF « intellectualiste » et « survolante » n’y firent pas obstacle. On y parla à plusieurs reprises de la « charmante » (1935) et « ravissante » (1939) collection de Schiffrin ; à peine y regrettât-on la « triste et puritaine reliure havane » réservée aux contemporains (1940). Une belle fille, quoi, qui faisait « la convoitise de tous les lettrés ».
La Pléiade n’y eut pas à souffrir non plus d’une hostilité de principe au magistère gidien, telle qu’on la put trouver dans Europe après la publication du Retour d’URSS. P.-A. Touchard regrettait en septembre 1939 que la préface de Gide au Théâtre de Shakespeare soit aussi courte et aussi peu instructive sur l’œuvre du dramaturge anglais : « On eût aimé, non point certes, puisqu’il s’en défend, une présentation de Shakespeare par Gide, mais du moins une étude approfondie par celui qui reste, peut-être, le plus subtil critique de notre temps. » C.-E. Magny engagea quelques mois plus tard un dialogue avec Denis de Rougemont, à l’occasion de la parution en Pléiade du Journal de Gide. Cette publication éclairait-t-elle toute l’œuvre de Gide, comme le « cœur mystérieux de l’être dont tout cela a procédé » (Magny), ou brouillaitelle plus encore l’intime hiérarchie qui aurait trahie la vraie personne de son auteur (Rougemont, dans La NRF) ? La question resta en suspens, d’autant que ce journal, on le savait, était amputé des notations les plus intimes, rétablies bien des années plus tard dans la Pléiade.

Incidemment, C.-E. Magny se souvint que Gide avait été frappé par un passage de la correspondance de Flaubert où celui-ci avouait qu’il aurait souhaité « publier d’un seul coup ses œuvres complètes ». Gide fit sien cet horizon, étendant ce désir à tous les livres qu’il méditait d’écrire, « pour qu’ils puissent être lus tous à la fois, comme lui-même les avait conçus ». C’est là encore un mobile sérieux pour la Pléiade : donner toute l’œuvre, c’est la révéler dans sa vraie nature, sans la scansion de la temporalité. C’est affirmer qu’un même esprit peut concevoir à la fois L’Immoraliste et La Porte étroite et qu’il ne s’agit pas là d’une évolution mais bien d’une complexion.

On trouve également dans Esprit la marque d’une première dissonance mémorielle sur la Pléiade. En avril 1954, le critique Albert Béguin, dans un très calme « Rendons à César », répondit en effet à un propos rapporté de Gaston Gallimard (Bibliographie de la France, 26 février 1954), qui attribuait l’idée originelle de la Pléiade au jeune critique Jean Prévost et sa réalisation à Jacques Schiffrin. Béguin réagit aussitôt, rappelant que la collection avait bien été imaginée et créée par Schiffrin seul, sur le modèle des classiques allemands de l’Insel Verlag. Faute de moyens de lancement suffisants, l’éditeur n’avait eu d’autre choix que de s’adosser à une maison plus puissante. Béguin déplorait que la figure de cet « émigré du Caucase », « d’une rare intelligence et d’une très vaste culture », fût déjà oubliée, quatre ans seulement après sa mort.
Ses bureaux exigus de la rue Huyghens avaient été un « haut lieu des lettres vivantes ».

Mais Schiffrin était une victime de l’histoire : « En 1940, les lois antisémites de Vichy [le] contraignaient à abandonner son œuvre. […] Je l’ai retrouvé par hasard à New York en 1949, quelques mois avant qu’il mourût de la mort de l’exilé. Rongé par la nostalgie de Paris, un peu amer à l’idée que s’y réalisait sans lui son grand projet, secoué par de terribles accès d’emphysème, il n’avait rien perdu de sa lumineuse intelligence. Mais le sentiment de la vanité des choses le tentait et, si étranger, si désaccordé du milieu américain, il figurait tragiquement le destin de tous ceux que les guerres ont ainsi déracinés et pourchassés. Puisqu’une menue occasion me remet en mémoire cette rencontre, je tiens à la rappeler.
C’est à ce genre de confrontations fortuites que se mesure la marche douloureuse de l’histoire. »

Cette mise au point n’eut pas de suite. Esprit maintint son attention, saluant par exemple la parution du premier tome des œuvres de Faulkner : « rien de comparable n’existe aux États-Unis et il était séant que cette entreprise vît le jour en France où fut d’abord reconnue l’universalité du prodigieux opéra faulknérien ».
Rien de comparable non plus en Italie, comme le faisait remarquer très récemment une observatrice transalpine dans les colonnes d’Esprit, notant que la Pléiade étant « aussi constante qu’un soap opera. Nos collections comparables apparaissent opaques, oscillant vertigineusement entre le meilleur et le pire, mais sans vraiment pouvoir constituer un canon de qualité.
L’entrée de Simenon […] dans la Pléiade a un goût de consécration ou bien de réparation. Rien de semblable ne serait imaginable en Italie. En préciser les raisons nécessiterait une longue explication. Cela demanderait de parler des rapports compliqués que les Italiens, et donc l’édition italienne, entretiennent avec les classiques, surtout ceux de notre propre tradition littéraire, qui a précocement produit des textes d’une grande élévation mais qui semble aujourd’hui à la dérive ».

Du rapport aux classiques : c’est bien de cela qu’il est question, jusque dans le miroir.