La Pléaide

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Un épisode supprimé de Madame Bovary

M. Homais parle de la lecture.

« […] Nonobstant, je pense comme vous, madame, que la mollesse du lit lorsqu’on y joint l’habitude de la lecture peut devenir extrêmement funeste. L’inertie musculaire qui est trop complète ne contrebalance pas l’action céphalique qui est trop violente […]. – Et de là, palpitations, dégoûts, perte de l’appétit, les digestions se font mal, l’innervation se trouble, c’est la veille qui se change en rêve, le rêve en veille, le sommeil s’il se présente est perpétuellement agité par des épistomachies autrement dit cauchemars, et bientôt arrivent les différents phénomènes de magnétisme et de somnambulisme, avec les plus tristes résultats, les plus déplorables conséquences – et je n’attaque pas ici, notez-le bien, le fond de la chose, je ne vais pas au coeur du sujet, qui serait d’examiner les rapports du moral et du physique et comment la littérature et les Beaux-Arts se rattachent à la Physiologie – non, effl eurons, et voyons en passant ce que l’on trouve dans la plupart des auteurs modernes, afi n de découvrir s’il est possible…
— Mais puisque ça l’amuse, objectait Charles abasourdi.
— Permettez ! disait l’apothicaire échauffé.
— Écoute-le, répliquait la mère Bovary.
— Des cavernes, continuait M. Homais, des spectres, des ruines, des cimetières, des faux-monnayeurs, des clairs de lune ; que sais-je ? toutes sortes de tableaux lugubres et qui prédisposent singulièrement à la mélancolie. Puis ajoutez que ces produits fiévreux d’imaginations en délire
sont entachés de néologismes, d’expressions barbares, de mots baroques, si bien qu’on est obligé de se casser la tête pour les comprendre. Car moi, je vous avoue que souvent… je ne comprends pas vos auteurs à la mode ! – et je ne dis point les petits, – non – mais les plus célèbres, ceux qui
ont de la réputation, ceux qui sont au pinacle ! – et je le répète encore une fois, c’est peut-être un défaut d’esprit, je le déclare en toute humilité, enfin je-ne-les-comprends-pas ; et je ne serais pas surpris, le moins du monde, que ces inventions où le bon goût, comme la langue et les mœurs, sont si audacieusement outragés, ne fi nissent par révolutionner jusqu’à l’organisme lui-même. Tout cela, bien entendu, ne s’adresse nullement à Mme Bovary qui certainement est une des dames que je considère le plus, sauf peut-être un peu d’effervescence, un peu d’exaltation.
— Non ! non ! » s’écriait la vieille femme en agitant ses gencives aiguës, « ce que vous dites est plein de jugement, monsieur Homais ; car ces livres dont vous parlez font voir l’existence en beau, puis quand on arrive à la réalité, on trouve du désenchantement. Et c’est cela, j’en suis sûre, elle enrage de savoir qu’elle n’a pas raison, et que je la connais bien. Ah oui ! je la connais bien. Pourtant il ne s’agit pas de faire la mijaurée ! la bel-esprit ! il faut encore souffrir dans la vie ! il faut accomplir ses devoirs ! il faut gouverner sa maison ! mais c’est pitoyable, vraiment ! tu devrais la surveiller, n’est-ce pas monsieur, vous qui êtes son ami ? »

Ce texte manuscrit, établi par Jeanne Bem, est reproduit en appendice de Madame Bovary.

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