La Pléaide

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Philosophes taoïstes
L'actualité de la Pléiade

Philosophes taoïstes, I. Zhuang zi, II. « Discours sur l’équivalence des choses », extrait.

Octobre 2022

    Qu Quezi demanda à Chang Wuzi : « J’ai entendu dire par notre vénéré Maître que l’homme sagace ne fait aucun effort pour s’occuper de quelque affaire, ne court jamais après le profit, comme il ne fuit jamais ce qui lui nuit. Il ne se réjouit pas d’être recherché et n’emprunte pas les chemins [déjà courus]. Il s’exprime sans parler et ne s’exprime pas en parlant, divaguant au-delà de la poussière du monde. Le Maître considère que ce sont là des propos ineptes. Mais moi, je vois que c’est là un comportement digne de la plus merveilleuse voie. Et vous, cher maître, que vous en semble ? »
    Chang Wuzi répondit : « Huang di, “l’empereur Jaune”, n’a lui-même rien compris à ce qu’il en avait entendu, alors comment Qiu [Confucius] pourrait-il y comprendre quelque chose ? Mais vous, vous allez vite en besogne. Voyant un œuf, vous imaginez déjà le coq qui commande à la nuit. Voyant un carreau d’arbalète, vous imaginez déjà la chouette rôtie. Je vais tenter de vous exprimer [mon point de vue] par des paroles excentriques. Comment ne les écouteriez-vous pas d’une oreille excentrique ? Associez-vous donc [aux deux cycles] du soleil et de la lune, liez-vous à l’espace-temps, fusionnez avec eux, installez-vous ainsi dans la confusion et le chaos jusqu’à considérer les domestiques comme des nobles. L’homme du commun s’échine à la tâche, alors que l’homme sagace semble aussi idiot qu’abruti. Il s’associe aux myriades d’années avec lesquelles il forme une unité aussi pure que parfaite. Toutes choses sont pour lui spontanément ainsi et, de ce fait, se contiennent mutuellement. Comment saurais-je si celui qui se réjouit d’être vivant n’est pas dans l’illusion et si celui qui hait la mort n’est pas comparable à qui, parti fort jeune de chez lui, a seulement oublié son chemin pour rentrer chez lui ? […] Comment saurais-je si celui qui est mort ne regrette pas, finalement, la supplique de vie qu’il avait, au tout début, adressée ? Qui a rêvé qu’il buvait une coupe d’alcool se réveille en pleurs à l’aube. Qui a rêvé qu’il pleurait part à l’aube tout joyeux pour la chasse. Au moment où l’on rêve, on ignore qu’il s’agit d’un rêve. On peut, de surcroît, faire interpréter son rêve au cours de ce rêve. C’est au réveil qu’on se rend compte qu’il s’agissait d’un rêve. Ce n’est que lors du grand réveil qu’on comprendra que tout cela n’est jamais qu’un grand rêve. Mais les idiots se croient toujours en état de veille, pensant savoir, dur comme fer, s’ils sont princes ou bergers. Comme tout cela est lamentable ! De fait, Qiu et vous, vous n’êtes jamais que des songes. Et quand je dis que vous n’êtes que des songes, c’est que je ne suis moi-même qu’un songe. Ces paroles, on peut certes les qualifier de « bizarrerie improbable ». Mais, dans cent mille ans, on rencontrera un homme de grande sagacité qui saura les expliciter. Toutefois, cette rencontre ne sera sans doute elle-même qu’éphémère. […] »
    Un jour, Zhuang Zhou rêva qu’il était devenu un papillon. Un papillon tout guilleret, content de son sort et suivant son seul caprice, ne sachant pas qu’il était Zhou. Soudain, il se rendit compte, tout surpris, qu’il était devenu Zhou. Mais il ne savait plus s’il était Zhou ayant rêvé qu’il était un papillon ou s’il était un papillon rêvant qu’il était Zhou. Car, entre Zhou et un papillon, il y avait pourtant bien une différence ! Or, c’était là ce qu’on appelle « la métamorphose des êtres ».
Traduit du chinois par Rémi Mathieu.