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Mario Vargas Llosa, « Les Secrets d’un roman » (extrait)

4 avril 2016

Écrire un roman, c’est comme se déshabiller. Faire un strip-tease : la jeune femme, sous d’impudiques projecteurs, se libère de ses vêtements, révélant un à un ses charmes secrets. De même l’écrivain dénude publiquement son intimité à travers ses romans. Avec, certes, quelques différences. Car ce ne sont pas ses charmes secrets que le romancier expose à la vue, comme la fille délurée, mais les démons qui le tourmentent et l’obsèdent et, de fait, la part la plus laide de lui : ses nostalgies, ses fautes, ses rancoeurs. Et puis dans un strip-tease la fille est d’abord habillée pour se dénuder à la fin, alors qu’à l’inverse chez le romancier, nu au départ, il se rhabille à l’arrivée. Les expériences personnelles, vécues, rêvées, perçues ou lues, qui l’ont poussé initialement à écrire cette histoire, voilà qu’elles se déguisent malicieusement au cours de la création, au point que, le roman achevé, personne, pas même parfois le romancier, ne parvient à entendre ce coeur autobiographique qui fatalement bat dans toute fiction. Écrire un roman est, en fait, un strip-tease à l’envers, et tous les romanciers sont, allégoriquement, parfois explicitement, des exhibitionnistes.

J’ai pensé qu’il pouvait être intéressant pour vous, lecteurs, d’assister à ce strip-tease qu’est finalement toute fiction. Je voudrais tâcher de reconstruire, cette nuit durant, en une synthèse châtiée, la démarche qui a abouti à ce roman écrit entre 1962 et 1965 : La Maison verte. Je n’entends pas vous rapporter les problèmes techniques de son écriture, mais les faits qui en constituent les racines, ainsi que l’étrange convergence de ces expériences intervenues à différents moments et en diverses circonstances qui, par une curieuse fusion, en s’émancipant de moi, aboutissent à une affaire de mots. […]

Ce roman prend sa source, à mon insu, en 1946, à l’arrivée de ma famille à Piura pour la première fois. Nous n’avons vécu là qu’un an, puis ma mère et moi sommes partis pour Lima. Cette année passée à Piura, alors que j’étais un gamin de dix ans, fut pour moi décisive. Ce que j’y ai fait, les gens que j’ai connus là-bas, les rues, places, églises, fleuve et dunes où je jouais avec mes compagnons du collège salésien, tout s’est gravé là en lettres de feu dans ma mémoire. Je peux dire qu’aucune autre période de ma vie, avant ou après, ne m’a marqué aussi fortement que ces douze mois passés à Piura. Pour quelle raison ? Pourquoi me rappeler cette année aussi nettement, avec pareille richesse de détails ? Cela m’intrigue et j’ai souvent tenté de l’expliquer. D’après ma mère, c’est probablement que j’ai vu là pour la première fois l’océan. Nous vivions jusqu’alors en Bolivie, pays sans façade maritime, et, semble-t-il, la découverte du Pacifique m’a ébloui plus que Núñez de Balboa le conquistador, au point que j’ai rêvé, longtemps, de devenir marin. Ou peut-être était-ce la découverte de mon pays, car 1946 fut la première année que je passai au Pérou (ma famille m’avait emmené à Cochabamba quelques mois après ma naissance). J’étais alors, à dix ans, un fervent nationaliste, qui croyait qu’il valait mieux être péruvien que, disons, équatorien ou chilien, sans savoir encore que la patrie n’est dans la vie qu’un accident insignifiant. […]

Traduit de l’espagnol (Pérou) par Albert Bensoussan,
ce texte est publié dans son intégralité au tome I de la présente édition.

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