La Pléaide

Aragon2
L'actualité de la Pléiade

Aragon, Théâtre/Roman (extrait)

27 septembre 2012

Extrait du tome V des Œuvres romanesques complètes d'Aragon.

Ah, plutôt qu’imaginer l’autre, mon futur, si je tentais de m’imaginer moi-même, mon passé ? Tout mon passé. Cela me semble difficile. Reconstruire, à partir des éclats de miroir que sont les souvenirs, fouiller l’oubli, repeindre l’instant, retrouver l’incohérence d’avoir été, la fausse logique de la mémoire, voir les autres comme des papillons de nuit qui se jettent sur la lumière, je suis l’ampoule pâle où se brûlent les ailes fragiles de ce qui fut. Tout à coup la bestiole brillante reprend l’ombre, fuit dans les coins noirs de ma tête. J’ai des points de folie dans les prunelles. Ce que je croyais revoir me brûle l’oeil intérieur. Je ne me souviens pas, j’édifie. Avec des matériaux suspects, si facilement qui tombent en poudre. Des écailles de ce qui fut. Se souvenir est une étoffe usée, transparente à force, par moments dont je vois trop bien la trame, la tricherie, les déchirures : la traîtrise. Mais que s’est-il évanoui ? Tout semble avoir perdu son odeur, sa présence. Rien ne palpite plus comme avant. N’a plus ce toucher bouleversant des êtres, ce frôlement furtif des choses. Tout a bizarrement vieilli, s’est voilé, s’est fait oublier de soi-même. Narcisse d’un puits noir où bouge un faux semblant de ma jeunesse, une enfance aussitôt que perçue évanouie. La violence au mieux s’est faite amertume. Il ne reste rien à la lèvre du baiser. Essayez toujours d’imaginer le plaisir. Comme un rôle ancien dont on ne retrouve plus les mots jadis murmurés, la grande clameur, l’admirable épouvante.
Mon soleil antérieur… Histoire d’écarter la peur du devenir. Le spectre qui revient traîne comme un refrain dont on ne connaît plus toutes les paroles, d’une chanson d’ailleurs qui n’a plus que des brins de rimes brouillées, la brume à l’oreille d’un écho lointain.

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