La Pléaide

1970

Le petit livre qui paraît en mars chez José Corti, sous le titre La Presqu’île, se compose de trois textes : «La Route», «La Presqu’île», «Le Roi Cophetua». Il est difficile de déceler ce qui les relie ; rien d’autre sans doute que le désir, chez Julien Gracq, de proposer, plutôt que trois plaquettes, un livre doté d’une pagination suffisante. «La Presqu’île» et «Le Roi Cophetua» sont alors inédits. «La Route» a paru dans Le Nouveau Commerce en 1963. Mais la publication en librairie va toucher un public plus large. Le livre est tiré à 6 000 exemplaires. Avant la fin de l’année, deux réimpressions seront nécessaires.

Le texte qui donne son titre au recueil se laisse malaisément décrire. Il a été achevé par Gracq en 1967. C’est un récit, mais à peine une «histoire» : un après-midi vacant, entre deux trains. «État d’imminence», écrit Jacqueline Piatier dans Le Monde. Le passage du temps est rendu sensible par les changements qui affectent l’espace : «la mer montait. D’un coup de reins, il se trouva debout, éperonné comme s’il avait dormi par un sentiment d’urgence sans contenu : le Temps lui-même, avec une indolence feutrée et traîtresse, mordait sur la grève avec cette langue crissante». C’est sur les terres de Gracq que se promène Simon, son personnage. Interrogé en juin à la radio, l’écrivain parle de «La Presqu’île» comme d’un «récit qui doit [lui] ressembler d’une manière assez étroite».

Changement d’univers avec «Le Roi Cophetua», écrit peu après «La Presqu’île» et qui ramène le lecteur à la Toussaint 1917. Vent, pluie, au loin le bruit de la guerre. Une maison isolée. Des pièces obscures. Un étrange tableau au mur. Un autre, de Goya, dont le souvenir affleure. Le récit a toutes les apparences d’un conte fantastique (plusieurs critiques évoquent Edgar Poe), mais les apparences seulement. Il semblerait que Gracq renoue avec l’inspiration, sinon avec la manière, qui lui avait dicté Au château d’Argol près de trente ans plus tôt.

Mais la composante la plus intrigante du recueil est probablement «La Route», fragment prélevé dans le manuscrit d’un roman abandonné. Le mystère, ici, est aussi dans la genèse du texte. Peu après Le Rivage des Syrtes (1951), Gracq a écrit une autre «fiction d’Histoire» située, comme le Rivage, en dehors de toute chronologie réaliste. Il y a travaillé trois années durant, entre 1953 et 1956, avant d’y renoncer et de se lancer dans la rédaction d’Un balcon en forêt. Il dira que le sujet ne lui tenait pas assez à cœur, mais ses difficultés étaient aussi, pour une bonne part, d’ordre narratif. «La Route», environ un dixième du manuscrit, est ce qui a survécu au naufrage : une magnifique épave. Et aussi un indice : il existe quelque part un roman inédit…

En 1985, quinze ans après la publication de La Presqu’île, l’édition des Œuvres complètes de Gracq dans la Pléiade est déjà en préparation. L’écrivain joue le jeu de la collection, mais il n’a pas l’intention d’ouvrir son tiroir à manuscrits. On connaît sa formule : «montrer ses manuscrits et ses corrections, c’est montrer soi inférieur». Faut-il pour autant renoncer à tenter de le convaincre ? C’est sur «La Route» que porte la contre-offensive de Gallimard, ou plutôt sur le mystérieux roman dont a été tiré «La Route». Brûlant ses vaisseaux, la Pléiade fait observer à Bernhild Boie, que Gracq a chargée de réaliser l’édition, qu’il serait souhaitable d’offrir aux lecteurs «au moins un aperçu de ce qu’était l’œuvre “avortée” dont il n’est resté que “La Route”».

Il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre… Mais les tiroirs resteront fermés. Le roman demeurera inconnu, et l’on ne sait rien, pour l’instant, de Gracq inférieur.