La Pléaide

1958

Le Docteur Jivago est encore inédit en russe quand, au mois de juin, Gallimard en publie la traduction française dans la collection « Du monde entier ».

« Traduit du russe » : la page de titre n’en dit pas plus. Seuls quelques initiés savent que la traduction est due à quatre jeunes slavistes ; parmi eux, Michel Aucouturier, qui dirigera trente ans plus tard l’édition des œuvres de Pasternak dans la Pléiade. Faute d’édition russe, les traducteurs ont travaillé sur des copies du manuscrit, fournies par des amis de l’auteur et par l’éditeur italien Feltrinelli qui fut, en novembre 1957, le premier à sortir une traduction du texte, au grand dam des Soviétiques : ce camarade, membre du P.C.I., aurait dû se montrer plus docile, mais aucune pression n’a pu le dissuader de faire traduire Jivago en italien et d’en céder les droits à ses confrères.

En U.R.S.S., où ce roman « éloigné de toute compréhension des intérêts du peuple » a été refusé partout, on n’apprécie guère l’enthousiasme des Occidentaux. Gallimard, notamment, est dans le collimateur de l’association Mejdounarodnaïa Kniga (le Livre international). Le représentant commercial de l’Union soviétique en France demande à Gallimard de restituer sa copie du manuscrit. Gaston Gallimard s’étonne, n’est pas au courant, se propose d’en parler avec son collaborateur chargé du dossier – seulement il va falloir attendre, n’est-ce pas ? l’intéressé est en vacances… Les traducteurs, eux, sont au travail. Les Soviétiques ne se découragent pas : on dicte à Pasternak des lettres dans lesquelles il déclare refuser que son livre paraisse en France. Bien entendu, personne n’est dupe. En février 1958, le président de Mejdounarodnaïa Kniga a compris : il ne pourra empêcher la publication du Docteur Jivago « par l’entreprise bourgeoise Gallimard ». Mieux vaut mettre un terme aux pressions : elles risqueraient d’être « utilisées par l’éditeur et la presse réactionnaire à des fins publicitaires ».

Le Docteur Jivago n’a pas besoin de cela. Dans la liste des meilleures ventes, il précède les Mémoires d’une jeune fille rangée de Simone de Beauvoir et La Semaine sainte d’Aragon. Mais Pasternak va payer cher ce succès et l’honneur qui lui est fait le 23 octobre, quand on lui décerne le prix Nobel de littérature. Le 24, il annonce qu’il se rendra à Stockholm pour recevoir son prix. Le 25, il se dit « infiniment reconnaissant, touché, fier, étonné, confus ». Le même jour, Radio-Moscou qualifie ce Nobel d’« acte politique dirigé contre l’État soviétique ». Le 26, la Pravda reprend le même refrain. Le 28, Pasternak est exclu de l’Union des écrivains soviétiques. Le 29, il doit notifier à l’Académie suédoise son « refus volontaire » de ce « prix immérité ». Le 31, il supplie Khrouchtchev de ne pas l’expulser du pays.

C’est en 1989 seulement qu’une édition russe autorisée du Docteur Jivago verra le jour dans ce qui s’appelle pour quelque temps encore l’U.R.S.S.