La Pléaide

1952

«Puis-je appeler ce livre un roman ? C'est moins peut-être et bien plus, l'essence même de ma vie, recueillie sans y rien mêler, dans ces heures de déchirure où elle découle. Ce livre n'a jamais été fait, il a été récolté. Et ce n'est pas une excuse pour ma paresse. J'aurais pu le protéger des orages, travailler la terre, l'exposer au soleil et, si je peux le dire, mieux situer ma vie. Dès que la vue de la nature, la tristesse, ces rayons qui par moments, sans que nous les ayons allumés, luisent sur nous, me déliaient pour un instant des glaces de la vie mondaine, l…»

Marcel Proust est mort depuis trente ans quand paraissent ces lignes demeurées en suspens, les premières d'un roman de jeunesse inachevé que Gallimard publie, pour la première fois, en trois volumes de la collection «Blanche» sous le titre Jean Santeuil.

L'ouvrage est précédé d'une préface d'André Maurois : «Il restait, je le savais, dans la maison de la rue Alfred-Déhodencq, beaucoup de papiers qui n'avaient encore pu être classés. Quand Bernard de Fallois, jeune agrégé de lettres, vint me dire qu'il écrivait une thèse sur Proust, je priai Mme Mante [Suzy Mante-Proust, la nièce de Marcel] de l'autoriser à voir ces dossiers et à les dépouiller. Elle lui remit […] des caisses de feuillets épars, déchirés, qui au moment de la mort de Marcel étaient au garde-meuble.»

Jean Santeuil — ce titre, qui n'a pas été choisi par Proust, est désormais inséparable du roman — est autre chose qu'une simple ébauche : le manuscrit compte un millier de feuillets. Pour autant, le plan de l'ouvrage n'est pas fixé, l'ensemble se présente comme une suite de morceaux détachés. Bernard de Fallois classe ces morceaux par thèmes, et il les ordonne en fonction de l'âge du héros. Pour assurer une cohésion minimale, il doit procéder à des interversions, supprimer certains passages, amalgamer des développements distincts, parfois modifier les noms propres. L'établissement du texte sera revu lorsque, en 1971, Pierre Clarac et Yves Sandre publieront à leur tour Jean Santeuil, cette fois dans la Bibliothèque de la Pléiade.

Ce que découvrent les lecteurs de 1952 est le premier essai romanesque de Proust, âgé de vingt-quatre ans au moment où il commence ce nouveau livre. Nous sommes à l'automne de 1895 ; Proust vient d'achever Les Plaisirs et les Jours, que Calmann-Lévy publiera en 1896. Lors de son séjour à Beg-Meil, il se procure des feuillets de papier écolier, sur lesquels il écrit les cinq premiers chapitres de la première section, celle qu'on connaît aujourd'hui sous le titre «Enfance et adolescence». Dès l'été de 1896, il prend contact avec Calmann-Lévy, à qui il pense pouvoir remettre son manuscrit en février 1897. Optimisme excessif : en décembre 1899, alors que Jean Santeuil n'est toujours pas achevé, Proust déclare à Marie Nordlinger qu'il a abandonné son «ouvrage de très longue haleine». Et, même si l'on a pu, en examinant le papier utilisé, dater certains fragments de 1902, Jean Santeuil restera un projet sans conclusion — mais non sans lendemain.

Car les questions qu'agite ce livre, non pas «fait» mais «récolté», sont celles que poseront bientôt Contre Sainte-Beuve et À la recherche du temps perdu : «les rapports secrets, les métamorphoses nécessaires qui existent entre la vie d'un écrivain et son œuvre, entre la réalité et l'art, ou plutôt, comme nous le pensions alors, entre les apparences de la vie et la réalité même qui en faisait le fond durable et que l'art a dégagée.»