À Vichy, Laval revient au pouvoir. En un seul jour, le 16 juillet, 30.000 Juifs sont arrêtés à Paris, puis déportés. Le 8 novembre, les Alliés débarquent en Afrique du Nord. Le 11, la zone sud de la France est envahie. Le 27, la flotte se saborde à Toulon. L'amiral Darlan est assassiné à la veille de Noël.
Dans le même temps, il pleut des chefs-d'œuvre : Le Parti pris des choses (Ponge), L'Étranger, Le Mythe de Sisyphe (Camus), Pierrot mon ami (Queneau), la traduction par Henri Thomas de Sur les falaises de marbre (Jünger)… Et bientôt Aragon, avec Les Voyageurs de l'impériale.
Quand le roman est achevé d'imprimer, le 18 décembre, son histoire est déjà longue. Le premier jeu d'épreuves corrigé par l'auteur est daté de 1940 — « Il faut que le livre sorte avant le 30 juin », indique alors Gaston Gallimard à son service de fabrication. C'était sans compter avec l'offensive allemande du 10 mai : l'unité où sert Aragon est prise dans la poche de Dunkerque, s'en échappe par mer, gagne Brest. Le 11 juin, c'est de l'Eure qu'Aragon poste une lettre adressée à Jean Paulhan ; il se propose de lui remettre les épreuves des Voyageurs, « que je traîne avec moi dans une musette, précise-t-il, et que j'ai seules sauvées des Flandres et de Dunkerque. » Pour tout arranger, le dactylogramme du roman et un autre jeu d'épreuves sont détruits dans l'incendie d'un camion des Éditions Gallimard qui tentait, en quittant Paris pour la Normandie, de mettre les archives en lieu sûr… L'imprimeur devra recomposer l'ensemble d'après le jeu d'Aragon.
En février 1941, c'est chose faite, mais le livre est encore inédit lorsque paraît à New York, en octobre, sa traduction américaine, The Century was Young. C'est que dans l'intervalle Gaston Gallimard a fait part à Aragon de « quelques hésitations à propos de passages susceptibles d'attirer l'attention de la censure ». Jean Paulhan, qui a la confiance d'Aragon, offre de faire lui-même les coupes et de rédiger les « raccords », dit Gaston. La réponse de l'écrivain ne nous est pas parvenue, mais la suite montre qu'elle fut positive.
Commence alors une attente de vingt mois. Aragon, qui vient de recevoir « le petit bébé rose » (nom de code du Crève-cœur, censure oblige) s'inquiète de « Pierre » (surnom des Voyageurs, également appelés « Les Touristes du sous-sol ») ; il se plaint des lenteurs de Gaston Gallimard, puis semble se résigner. C'est finalement en septembre 1942 que le livre obtient le visa de contrôle. Rien ne s'oppose plus à la mise en vente de ce qu'Aragon appellera bientôt « l'abominable édition princeps ».
Abominable ? Les corrections apportées au texte d'Aragon portent évidemment sur les sujets alors sensibles. Le nom des personnages allemands est modifié, « néerlandisé » : le baron von Goetz devient van den Gootz ; Karl, Carl ; Werner, Derner… Des phrases « douteuses » (« Il n'y a pas besoin du royaume de Prusse pour faire naître une philosophie idéaliste… ») sont coupées. Tout ce qui a trait à la question juive, et notamment à l'affaire Dreyfus, est maquillé ou supprimé. L'écrivain Henri Heine, deux fois mentionné, disparaît.
Précautions apparemment insuffisantes: quelques mois après sa publication, à la suite d'une campagne de la presse de Vichy, le livre est retiré de la circulation. C'est en 1947 seulement que verra le jour l'édition « restaurée » des Voyageurs de l'impériale.