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L'histoire de la Pléiade

«Œuvres complètes, première !», ou Joseph Conrad à la NRF.

La lettre de la Pléiade n° 62
3 novembre 2017

La publication d’œuvres complètes ou choisies est une tradition ancienne à la Nouvelle Revue française, antérieure à la création de la collection de la Pléiade et à son rattachement à la maison Gallimard. La publication ces jours-ci d’Au cœur des ténèbres et autres écrits de Joseph Conrad vient à point pour se le remémorer, car le romancier d’origine polonaise vit très tôt ses «œuvres» réunies à la NRF. Certes, il n’a pas été le premier à bénéficier d’un tel traitement : un (unique) volume d’œuvres complètes du dramaturge norvégien Henrik Ibsen, mort en 1906, paraît aux Éditions de la NRF en 1914 ; puis en 1916, la maison entreprend la publication posthume des œuvres de Charles Péguy, laquelle s’achève en 1955, après l’entrée de l’écrivain dans la Pléiade.

Mais «l’entreprise Conrad», inaugurée en 1915, a une particularité : elle voit le jour, et se déploie pour partie, du vivant de l’auteur (1857-1924), alors domicilié dans sa ferme du Kent. Si le romancier continue à écrire, il a publié la plupart de ses grands romans et récits ; sa notoriété est grandissante, tant en Europe qu’aux États-Unis, notamment avec la parution outre-Atlantique de Chance puis de Victory. Le projet français, quant à lui, est à mettre au crédit de l’un de ses plus admiratifs lecteurs, André Gide.

L’intérêt de l’auteur des Nourritures terrestres pour Joseph Conrad a été éveillé dès 1905 par Paul Claudel, lequel a alors déjà lu, en langue originale, plusieurs de ses romans et récits – Almayer’s Folly, Youth, The Nigger of the «Narcissus» et Typhoon. André Gide transmet aussitôt le message à son ami André Ruyters, membre fondateur de la NRF et angliciste, lequel, dans une lettre du 12 décembre 1905, le remercie du «tuyau Conrad». Ainsi se diffuse peu à peu la «nouveauté» Conrad dans le groupe qui fondera La Nouvelle Revue française en 1909.

Mais le terrain a également été préparé par le traducteur et critique Henry D. Davray (1873-1944), qui consacre plusieurs chroniques élogieuses au romancier dans le Mercure de France, et cela dès 1899 (rappelons que la carrière maritime de Conrad s’achève en 1894 et que son premier roman, La Folie Almayer, paraît l’année suivante). Ce même Davray, en charge de la collection d’auteurs étrangers des Éditions du Mercure de France, a lié de solides relations avec l’écrivain, obtenant de sa part en 1908 les droits exclusifs de traduction française de ses œuvres, au Mercure ou ailleurs. Il fait paraître à ce titre L’Agent secret en feuilleton dans Le Temps, s’attelle à la traduction des nouvelles réunies dans Typhon et commande à un critique belge, Joseph de Smet, la traduction de la nouvelle « Typhon » – laquelle paraît d’avril à octobre 1911 dans une revue parisienne luxueuse et confidentielle, Progrès. À cette date, Le Nègre du «Narcisse» est le seul livre de Conrad paru en France, au Mercure de France, dans la traduction de Robert d’Humières – l’ami de Proust et de Wilde, également traducteur de Kipling.

Si Henry D. Davray a alors en effet l’intention de publier (toutes) les œuvres de Conrad, il n’est pas sûr qu’il se soit engagé à le faire dans une durée raisonnable, permettant à l’écrivain anglais de se révéler rapidement au public français. Ses atermoiements, probablement liés aussi à ceux du Mercure de France, font le jeu d’André Gide. Aiguillonné par Claudel, celui-ci se met à travailler son anglais littéraire, et fait l’effort, avec combien de peine et de plaisir mêlés, de lire dans le texte les romans de Conrad. Il entre en relation épistolaire avec l’écrivain et lui rend visite en Angleterre en juillet 1911 et décembre 1912, se proposant au printemps de cette même année 1912 de traduire l’une ou l’autre de ses œuvres. Sentant la menace, Henry D. Davray, qui vient de publier sa propre traduction de L’Agent secret au Mercure de France (mai 1912), annonce à André Gide la parution prochaine de trois romans de Conrad, dont la traduction a été confiée au même de Smet et à Geneviève Seligmann-Lui. Mais tout ne se passe pas selon le plan exposé par le directeur de collection ; et, au jour de la déclaration de guerre, aucune nouvelle traduction n’a paru à l’enseigne du Mercure de France. Le premier éditeur de Conrad en France aura été défaillant, ouvrant un boulevard à son concurrent le plus sérieux – Gaston Gallimard.

Soucieux d’asseoir le catalogue de son tout jeune comptoir d’édition sur des bases solides, ce dernier suit de très près les premières démarches d’André Gide. Mais en 1912, la voie n’était pas encore libre : «Longue lettre de Conrad. Rien à tenter de ce côté» (André Gide à Gaston Gallimard, 2 juillet 1912). Trois ans plus tard, tout devient possible : Gaston Gallimard a compris qu’il pouvait se substituer à Henri D. Davray en négociant avec l’agent de Conrad un nouvel accord d’exclusivité sur les œuvres du romancier anglais. Le 6 juillet 1915, inquiété par des rumeurs de publication d’œuvres de Conrad chez certains confrères à la faveur de leur passage dans le domaine public, il écrit à André Gide, séjournant alors au Limon chez son ami Jacques Copeau :

Je me demande s’il ne serait pas bon que nous fissions dorénavant, tant vis-à-vis de Conrad que d’autres, ce que Davray a toujours fait, c’est-à-dire nous assurer la propriété complète des œuvres de certains écrivains étrangers, quitte à rétrocéder nos droits ensuite. Mais il importe que ce soit de nous que cela dépende et que nous ayons toujours la priorité. C’est dans ce sens que Copeau vous disait qu’il fallait nous assurer toute l’œuvre de Conrad. Il faudrait deux traités avec lui ; savoir exactement quels sont les droits de Davray, quels sont les livres dans le domaine public (et pour cela les dates de publication des différents ouvrages). Je suis à votre disposition pour écrire à Conrad si vous n’en avez pas le temps.

La machine est lancée ; elle ne marquera pas d’arrêt ! Elle implique non seulement André Gide et Gaston Gallimard, mais aussi Valery Larbaud, André Ruyters, Jacques Copeau et Jean Schlumberger. Cette marche collective – avec, en premier de cordée, André Gide – s’appuie sur la fragilité des accords liant Davray à Conrad. Une toute récente législation anglaise sur le droit d’auteur prévoit en effet que les œuvres d’origine anglaise parues avant 1903 et non traduites en français dans les dix années suivant leur première publication tombent dans le domaine publicpour leur traduction. Plusieurs livres de Conrad se trouvent ainsi disponibles à la traduction en France, à commencer par Au cœur des ténèbres et Typhon, qu’apprécie particulièrement André Gide. Henry D. Davray ayant tardé à faire traduire ses textes pour «occuper le terrain», il est aisé ou du moins pas trop périlleux pour un nouvel éditeur de s’y atteler, hors Mercure de France. Aussi bien Gide, semblant ignorer l’existence de la traduction partielle de Joseph de Smet, se décide en 1915 pour Typhoon, laissant à son ami Ruyters Heart of Darkness.

Mais il s’agit aussi d’aller au-delà du domaine public et, l’écrivain n’ayant pas renoncé à la plume, de s’assurer une exclusivité pour toute son œuvre. Aussi bien Gaston Gallimard se met-il en contact direct avec le romancier, lequel le renvoie sur l’homme qui est son agent londonien depuis 1903, James B. Pinker, lequel se montre très favorable à la démarche. Les négociations ont lieu durant le deuxième semestre 1915, Gaston Gallimard mettant sur la table le fait qu’il rémunérera l’auteur aussi bien pour les œuvres sous droits que pour celles tombées dans le domaine. C’est une preuve d’amour !

Vous le voyez, je désire non seulement agir comme agent en France de Joseph Conrad, mais mon intention est encore d’éditer personnellement aux Éditions de la NRF ses œuvres complètes […]. Si nous tombons d’accord, je confierai aussitôt à un certain nombre de mes collaborateurs la traduction, d’abord des œuvres les plus propres à faire goûter Joseph Conrad au public français (car je crois préférable de ne pas suivre l’ordre chronologique) et je vous demanderai de bien vouloir me faire adresser un exemplaire par les éditeurs respectifs (Gaston Gallimard à J. B. Pinker, 15 septembre 1915).

Un traité est établi prévoyant la cession exclusive des titres à la NRF, y compris pour les prépublications en revue, la maison s’engageant en contrepartie à faire paraître deux livres par an à partir de la fin des hostilités. Le 25 novembre 1915, Gaston Gallimard annonce que les discussions sont closes et qu’André Gide, en qualité de traducteur et de directeur de publication, peut se mettre au travail, en commençant par les sept œuvres du domaine public – lesquelles «peuvent nous être soufflées par d’autres éditeurs». L’accord définitif est daté du 15 décembre 1915, signé par Joseph Conrad lui-même et par Gaston Gallimard.

Le travail s’engage alors avec un premier groupe de traductrices (Gabrielle d’Harcourt, Geneviève Seligmann-Lui, Isabelle Rivière, Mme Jouve) réuni à la hâte, auquel s’ajoute le traducteur de George Meredith, Édouard Fannière, professeur à Oxford. Quelques difficultés surgissent, bien sûr, car certaines des personnes choisies sont déjà liées à Henry D. Davray, alors à Londres. Gaston Gallimard fait intervenir ses conseils pour éviter tout contentieux malheureux et libérer, de la façon la plus habile possible, les traducteurs de leurs obligations. Les circonstances de la guerre ont joué en sa faveur. André Gide fait un point à l’attention de Gaston Gallimard le 8 novembre 1917 : «Vous glisserez cette feuille dans la chemise Conrad – et je dormirai plus tranquille.» On y apprend que deux titres sont d’ores et déjà prêts (Almayer’s Folly et Typhoon) et que G. Jean-Aubry a également été sollicité.

Gide a en effet bien avancé dans sa traduction de Typhoon, ne ménageant pas sa peine : «c’est bougrement difficile, confie-t-il à Gaston Gallimard le 9 octobre 1916, d’arriver à une gradation dans le paroxysme (vous savez que le livre entier n’est que la description d’une tempête) mais j’espère en faire quelque chose d’assez remarquable.» De fait, le pari semble réussi, à en croire la lettre que lui adresse en 1917 Joseph Conrad (jamais avare de compliments, il est vrai) pour le féliciter de son travail :

Mon très cher ami je ne sais pas comment vous remercier pour cette traduction. C’est un bonheur et un honneur pour moi dont peut-être je ne suis pas digne mais que je suis capable de ressentir profondément. En lisant certains passages, j’ai senti les larmes me venir aux yeux devant cette preuve magnifique de votre amitié pour l’homme et de votre sympathie inspirée pour l’œuvre. Permettez que je vous embrasse.

Typhon inaugure donc en 1918, dans la petite collection bleue réservée aux œuvres et aux traductions d’André Gide, la série des Œuvres complètes de Conrad à la NRF ; les autres titres paraîtront en collection Blanche, à commencer par La Folie Almayer et Sous les yeux d’Occident en 1919, puis Lord Jim et En marge des marées en 1921.

G. Jean-Aubry prendra une place de plus en plus importante dans cette ambitieuse entreprise, tant en qualité de traducteur que comme ami intime de Conrad. Afin de limiter les risques de court-circuitage, Gaston Gallimard l’associe étroitement à ses décisions et finit par suggérer à André Gide, en octobre 1923, de le nommer codirecteur de l’édition : «Il n’y a là que décence et justice, lui écrit André Gide, étant donnés votre zèle et votre dévouement pour Joseph Conrad et pour une entreprise de traduction qui m’a donné passablement de tablature au début. (Oh ! les traductions qu’il a fallu revoir, les compétitions, le mécontentement des traducteurs évincés, etc. J’ai tout un gros dossier !)» (On notera au passage le bel et rare usage du mot «tablature», si gidien…)

Au vrai, ce nouvel attelage est plutôt un passage de témoin. Car dans les années 1920, André Gide n’est plus en situation de suivre quotidiennement l’ambitieux projet, laissant la main à G. Jean-Aubry, installé à Londres où il dirige la revue The Chesterian. L’homme, susceptible et tatillon, n’est pas facile, et fera sortir de ses gonds Gaston Gallimard à plusieurs reprises. Mais, sans tenir exactement l’engagement de faire paraître deux volumes par an, il saura mener à bien le projet gidien jusqu’à sa mort en 1950, signant lui-même un grand nombre de traductions et de préfaces, sans oublier un volume de correspondances françaises et une biographie, faisant suite au numéro spécial de La NRF paru l’année de la mort de Conrad, en 1924.

Cette petite entreprise éditoriale, si significative de la façon dont Gaston Gallimard et André Gide envisageaient leur mission d’éditeurs (défendre une œuvre plutôt qu’un livre isolé ; imposer un auteur dans la durée et non dans le moment, en formant subtilement un lectorat), a profité à l’élaboration de la Pléiade Conrad en cinq volumes (1982-1992), sous la direction de l’essayiste et universitaire Sylvère Monod, grand spécialiste de littérature anglaise (et fils de l’excellent typographe Maximilien Vox). Entretemps, le travail de fond (et de fonds) de la NRF a fait son œuvre, tranquillement mais sûrement, par la publication des œuvres comme par leur accompagnement critique.

Ce qui permet à Marc Porée de rappeler dans sa préface aux œuvres choisies de Conrad qui viennent de paraître dans notre collection : «Comme ce serait le cas pour William Faulkner, et comme ça l’a été pour Edgar Allan Poe avant lui, on pourrait soutenir que Conrad fut largement découvert, sinon inventé, par les Français. Paul Valéry, André Gide, qui entreprend de traduire Typhon alors qu’il ne lit guère l’anglais, Jacques Rivière, Ramon Fernandez, G. Jean-Aubry – on ne compte plus les auteurs qui œuvrèrent à ce qu’un “moment” Conrad des lettres françaises vît le jour.»

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