La Pléaide

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À la une

Claude Gallimard et Jean Giono, 1969
L'histoire de la Pléiade

Le Machiavel de Jean Giono. Sur une préface contestée, 1948-1952.

La lettre de la Pléiade n° 58
29 septembre 2015

Durant l’été 1948, alors qu’il écrit Le Hussard sur le toit, le romancier suggère à son éditeur, venu lui rendre visite dans l’Isère, d’accueillir l’œuvre de Machiavel dans sa prestigieuse collection.

Jean Giono était un grand lecteur de la Pléiade et, «en raison de son habitat éloigné», commandait fréquemment les livres de la collection à Claude Gallimard – en même temps que ceux de la Série noire. Durant l’été 1948, alors qu’il écrit Le Hussard sur le toit, le romancier suggère à son éditeur, venu lui rendre visite dans l’Isère, d’accueillir l’œuvre de Machiavel dans sa prestigieuse collection. Giono s’est alors plongé dans la lecture des écrits de l’homme politique et penseur florentin sur le conseil d’un professeur d’italien à Grenoble, Edmond Barincou. Il s’est notamment enthousiasmé pour les lettres familières de Machiavel, inédites en France, qu’il souhaite intégrer aux œuvres. Claude Gallimard accepte sans réserve ce projet et obtient de Giono qu’il prenne la direction du volume, Edmond Barincou se chargeant de la traduction et de l’établissement des textes. Deux volumes sont d’abord envisagés, l’un pour les textes littéraires (incluant Le Prince), l’autre pour les textes politiques. L’entreprise connaît plusieurs rebondissements éditoriaux avant la parution d’un volume unique dans la Pléiade en octobre 1952. L’intégralité des lettres officielles et familières sera finalement publiée en 1955 dans un épais volume des «Mémoires du passé pour servir au temps présent».

Jean Giono remet à son éditeur une première version de sa préface pour la Pléiade en janvier 1951. Elle est intitulée «Monsieur Machiavel ou le Cœur humain dévoilé» et fait l’objet d’une prépublication en octobre 1951 par La Table ronde. Ce texte ne fait l’objet d’aucun commentaire de la part de Claude Gallimard ni de son cousin Michel, alors en charge de la collection. Une seconde version, enrichie de quelques pages rédigées par Giono au retour de son premier voyage en Italie en septembre 1951, est adressée par l’écrivain à la NRF le 11 décembre. C’est alors que Gaston Gallimard entre dans la discussion pour demander amicalement à Jean Giono de reprendre son texte, dans un ton plus «conforme» aux usages de la collection. L’éditeur avait-il été agacé de voir paraître le texte de l’auteur dans La Table ronde ? Ou bien tenait-il simplement à préserver l’image et la cohérence éditoriale de la Pléiade, craignant la réaction des lecteurs fidèles à la collection ?

On s’en fera une idée en lisant les Lettres à la NRF de Jean Giono qui paraissent à la rentrée 2015 aux Éditions Gallimard, présentées et annotées par Jacques Mény. Les quelques lettres inédites qui suivent en sont issues. Jean Giono s’est finalement plié aux recommandations de son ami Gaston Gallimard, lui envoyant un nouveau texte de présentation en février 1952. Mais son consentement n’est pas sans réserve ; en témoigne une lettre adressée à Jean Guéhenno le 19 novembre 1952, dans laquelle Giono déplore encore ce mauvais épisode : «La collection de la Pléiade n’a pas accepté la première introduction que j’avais faite. Trop en dehors des normes. Trop libre. J’en ai fait une autre plus sage, c’est-à-dire rien.»

1. Jean Giono à Claude Gallimard

[fin février 1949]

Cher ami,

[...] La traduction de Machiavel marche. Nous allons partir, Barincou et moi pour Florence et Rome. C’est le seul moyen pour avoir le texte complet des lettres familières. Nous allons les copier sur l’original à la Laurentienne et à la Vaticane. Vous aurez ainsi pour la première fois le texte non expurgé qui n’a même jamais été publié en Italie. Vous verrez que c’est plus fort que Céline et Miller réunis et multipliés.

Ce serait drôle qu’à la suite de ces «viandes faites» (absolument nécessaires pour comprendre l’œuvre) (et l’homme), il y avait un snobisme de Machiavel. Comme tant d’autres. Et pourquoi pas ? Il y aurait au moins là un écrivain.

L’amitié

Jean Giono

2. Jean Giono à Claude Gallimard

6 mai 1949

Cher ami,

Je suis en train de travailler sur la traduction que Barincou vient de finir des Lettres familières de Machiavel et je suis extrêmement heureux de ce texte si vivant, si plein d’humour, de joyeuses obscénités, d’aventures, de malices et de tout ce qu’on n’a pas l’habitude de trouver dans Machiavel.Tout ça truffé des lettres officielles (légations) fait un mélange dynamique extraordinaire. Le premier volume pour la Pléiade sera donc prêt milieu 1950 et comprendra la publication chronologique des lettres familières et des légations où pour la première fois on verra en Machiavel un homme et non plus un nom péjoratif, et ensuite Le Prince. Le deuxième volume l’an d’après, comprendra le reste de l’œuvre. Mais ce premier fera un boum, je vous le garantis (parfois on dirait du Miller !!). Je finis également de mettre au net le premier volume du Hussard pour vous ; le deuxième et le troisième volume suivront sans intervalle, c’est-à-dire sans que je publie d’autre livre entre eux. [...]

Ma bonne amitié

Jean Giono

3. Jean Giono à Claude Gallimard

22 décembre 1950

Cher ami,

[...] Je rouvre ma lettre sur un coup de téléphone de Barincou. Heureux comme lui de l’intérêt que vous avez eu pour notre travail. J’interromps donc le travail du Hussard sur le toit, ou plus exactement je le fais passer en second plan et je poursuis le Machiavel qui doit servir de préface à l’édition des lettres familières. Est-ce que cela vous suffira si vous avez le texte de cette préface fin janvier ? Cela ne retardera pas du tout le Hussard, qui vous sera toujours adressé dans 3 mois au plus.

*

L’esprit dans lequel j’ai entrepris la présentation, si l’on peut dire, d’un nouveau Machiavel ou plutôt d’une nouvelle figure de cet homme qui est autre chose qu’un adjectif péjoratif, est très loin des préfaces habituelles de la Pléiade. Elle est moins classique que lyrique. D’abord il ne fallait pas refaire Renaudet ou Benoist ou les mille qui ont écrit sur ce sujet magnifique dans leur esprit : classique, Sorbonne, etc. mais, précisément œuvre nouvelle. Je leur rends hommage, mais je fais autre chose. Une chose qui ressemblerait assez à ce que j’ai fait pour Melville, une sorte de «Pour saluer Machiavel». Dites-moi rapidement si j’ai cette liberté, si nous sommes bien d’accord ou si vous préférez pour des raisons d’unité que j’écrive bien sagement une préface classique, ce qui est plus facile, bien plus facile après tout le travail des autres. Je ne serai rassuré à ce sujet qu’après un accord bien net avec vous.

Merci et ma vive amitié

Jean Giono

4. Gaston Gallimard à Jean Giono

                   
Paris, le 19 décembre 1951

Cher ami,

Votre préface pour les Œuvres complètes de Machiavel m’a enchanté. J’y ai retrouvé le style décidé et plein de cette admirable bonhomie des Grands Chemins. Votre analyse amicale, d’homme à homme, du Florentin est une vraie récréation, le nettoyage complet d’une effigie, qui avait disparu sous la crosse des annotateurs académiques.

Toutefois, une petite objection s’est élevée dans mon esprit. Je vous la soumets naïvement, car je pense qu’elle n’est pas négligeable. Votre préface, vous le savez, doit figurer en tête d’un volume de la Bibliothèque de la Pléiade. Cette collection, par sa nature même, a une allure un peu grave, un peu habillée, un peu universitaire ; elle a son public, qui a ses habitudes. Il n’est pas question évidemment de renoncer à votre beau texte, mais ne pensez-vous pas qu’il cadrerait mieux avec notre collection si vous remplaciez par-ci par-là quelques tournures hardies, volontairement peuple, quelques vocables qui frisent l’argot, quelques phrases gouailleuses ? Une collection de textes classiques demande une certaine unité de ton dans leur présentation. Votre diamant fait pâlir nos roses. Cela n’est bien entendu qu’une timide suggestion, mais j’aimerais que vous la considériez.

Si vous pensez que je me trompe, n’en parlons plus. Mais je vous avoue que je vous verrais faire avec plaisir les quelques modifications qui me tiennent à cœur.

Comme il serait plus facile de parler de ces choses plutôt que d’en écrire. Ne m’en veuillez pas de mal donner à cette lettre le ton amical que j’aurais en face de vous.

Votre ami

Gaston Gallimard

5. Jean Giono à Gaston Gallimard

8 janvier 1952

Cher ami,

Je veux bien faire tout pour vous être agréable, mais je ne sais pas si je vais pouvoir. Il faut que j’écrive contre l’opinion que j’ai, contre l’esprit que j’ai découvert dans Machiavel, et contre ce que je suis. J’ai surtout peur de n’écrire alors qu’un texte sans aucun intérêt. Je veux bien essayer (quitte à retarder le travail sur lequel je suis), mais je suis persuadé alors que je ne suis pas le right man. Ne vaudrait-il pas mieux s’adresser alors à Renaudet dont c’est le métier ou à Barincou, à qui j’abandonnerais tout ? Je comprends parfaitement votre raison (et vous avez raison), vous avez mille fois raison pour la Pléiade. J’ai peur, si je me retiens, si je compose (dans tous les sens) de ne pas donner un texte de qualité. Certes, je peux l’écrire, mais il tombe sous le sens qu’il sera très inférieur à celui que, dans ce genre, pourra écrire Renaudet (ou Barincou).

De toute façon, décidez. Nous sommes assez amis pour que tout cela puisse se faire sans malentendus. Si vous me dites allez-y quand même, j’y vais, et tant pis. Si vous vous rendez à mes raisons, qui sont aussi très justes, nous publierons les textes sur Machiavel dans le Voyage en Italie et tout sera dit. Je n’aurai été que «l’artisan gris » de la chose. Je peux très bien m’en accommoder, quoique mon regret de ne pas dire ce que je pense dans la Pléiade soit très grand.

Décidez donc et croyez à ma bonne volonté et ma forte amitié.

Jean Giono

6. Gaston Gallimard à Jean Giono

Paris, le 15 janvier 1952

Cher ami,

Maintenant que je vous sais en plein travail, je me reproche de vous avoir importuné. Je me sens tout gêné par votre amicale gentillesse. Combien d’autres m’auraient répondu avec humeur ! Pourquoi faut-il que par cette affreuse déformation qu’apporte la vie, je me soucie tant de la routine et des exigences du public, alors que je n’ai d’affection que pour ceux qui ruent dans les brancards. Aussi est-ce avec confusion que je me décide à accepter, pour la NRF, votre proposition d’écrire une dizaine de pages sur Machiavel en «parfait préfacier», nanti de manchettes, faux cols et souliers vernis. Satisfait de garder votre premier texte pour le Voyage en Italie.

En effet de cette façon, tout le monde sera content, sauf moi qui vous aurai dérangé.

Mais je suis heureux de sentir votre amitié.

Fidèlement vôtre

Gaston Gallimard

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