Homme très considérable,
Votre lettre reçue hier fut la très bienvenue, tant parce que je désirais avoir quelque nouvelle de vous que parce que je vois que vous ne m’avez pas tout à fait oublié. Encore que d’autres, peut-être, y verraient un mauvais présage, ou que ce sont les lémures qui vous ont fait m’écrire, moi, tout au contraire, j’y vois quelque chose de plus grand : je mesure que me peuvent être utiles non pas seulement les choses vraies, mais également les fariboles et imaginations.
Quant à savoir si les spectres, fantômes et imaginations existent, laissons cela de côté, puisqu’il vous paraît si étrange non pas seulement qu’on les nie, mais même qu’on en doute, surtout si l’on s’est trouvé convaincu par tant d’histoires que racontent Modernes et Anciens. La grande estime et le respect en quoi je vous ai toujours tenu, et vous tiens encore, ne souffrent pas que je vous contredise, et moins encore que je vous flatte. J’observerai un moyen terme : que vous vouliez bien, parmi tant d’histoires de spectres que vous avez lues, en choisir quelqu’une dont on puisse très peu douter, et qui démontre très clairement que les spectres existent. Car, à avouer le vrai, je n’ai jamais lu d’auteur digne de foi qui montrât clairement qu’il en existe. Et jusqu’à présent j’ignore ce qu’ils sont, et personne ne me l’a jamais pu indiquer. Il est pourtant certain qu’une chose que démontre si clairement l’expérience, nous devons bien savoir ce qu’elle est, autrement, nous avons beaucoup de mal à déduire d’une quelconque histoire l’existence de spectres ; ce que l’on en déduit, en somme, c’est qu’il existe quelque chose dont pourtant personne ne sait ce que c’est. Si les philosophes veulent nommer spectres les choses que nous ignorons, alors je ne nierai pas leur existence, car une infinité de choses m’échappent.
Enfin, Monsieur, avant que je ne m’explique plus avant en cette matière, dites-moi, je vous prie, quels genres de choses sont ces spectres ou esprits. Sont-ce des petits enfants, des idiots, des fous ? Parce que tout ce que j’en ai entendu dire convient à des insensés plus qu’à des sages, et, à l’interpréter au mieux, ressemble plutôt à des puérilités, ou à des amusements d’idiots.
Avant de terminer, je ne vous dirai qu’une chose, c’est que ce désir qu’ont la plupart des hommes de raconter les choses, non pas comme elles sont en vérité, mais comme ils les désirent, se fait très aisément voir dans les récits de lémures, de spectres et autres semblables. La principale raison en est, je crois, que, comme les histoires de ce genre n’ont d’autres témoins que leurs narrateurs, leur inventeur peut à son gré ajouter ou enlever les circonstances qui lui semblent le plus commodes, sans crainte qu’on le vienne contredire ; et, en particulier, il les forge en sorte de justifier la peur qu’il a conçue des songes et des fantômes, ou même d’étayer son courage, sa foi et son opinion. Outre ces raisons j’en ai trouvé d’autres qui m’incitent à douter, sinon des histoires elles-mêmes, du moins des circonstances racontées, et qui, par suite, font extrêmement douter de la conclusion que nous nous efforçons de déduire de ces histoires. Je m’arrêterai là, jusqu’à ce que j’aie appris quelles sont les histoires qui vous ont tellement convaincu qu’en douter vous paraisse absurde, etc.
Traduit du latin par Bernard Pautrat.