Extrait du discours de remerciement pour le prix Montaigne, Tübingen, 1972.
Au fond, je crois que ce que j’ai essayé de faire, ou ce que ma nature profonde a essayé de faire en moi, ç’a été que la poésie trouvât place, plus naturellement et plus discrètement, à l’intérieur des limites de la vie, d’une vie qui risquerait peut-être, cette fois, d’être au contraire trop sage, trop mesurée ; de même que le mystère, en fait (ou l’infi ni, ou l’excès), habite à l’intérieur d’un poème digne de ce nom même quand ce poème se soumet à certaines règles, à certaines conventions, donc à des limites en apparence fatales au mystère. Qu’il y ait une espèce d’infini, un reflet d’infini, dans un poème bâti avec des mots, ou dans une œuvre musicale soumise à des lois strictes, c’est là peut-être le plus grand mystère. Que l’infini puisse entrer dans le fini et, de là, rayonner.
Il fallait donc espérer, ou faire en sorte, qu’une lumière comme étrangère à ce monde restât perceptible dans ce monde imparfait et souvent presque invivable. Et il fallait que cela fût possible, pour moi, en dépit d’une faiblesse grave : à savoir qu’aucun dogme politique, religieux ou philosophique n’avait jamais réussi à me convaincre. Il n’était pas une seule certitude qui ne me parût sujette à caution. Pas un système, si solide fût-il, dont il ne me semblât qu’on pouvait bientôt lui opposer avec succès son contraire. […]
Les événements effrayants de l’histoire contemporaine n’étaient pas faits, certes, pour me rendre la confiance. On aurait même dit que leur violence, leur bassesse, en ruinant tant d’ouvrages et tant de vies, ruinaient plus défi nitivement encore toute formule prétendant expliquer le monde et le transformer au nom de cette explication.
Dès lors, que restait-il ? C’est une question qui m’est souvent montée aux lèvres. Je ne prétends pas que j’aie réfl échi à tout cela d’une façon claire et suivie ; sans doute est-ce un tort, mais je suis rien moins qu’un penseur.
J’étais renvoyé à mes incertitudes. Elles avaient, elles ont encore, de quoi réduire un homme au silence. Néanmoins, il me venait encore, des êtres, des choses, des paysages et des œuvres, des espèces de signes. Pas des explications, ni des formules. C’est ainsi que je découvris, en ce moment particulièrement obscur de la vie où l’on sent s’éloigner la jeunesse, la poésie japonaise, en particulier le genre traditionnel du haïku. Pourquoi lui ai-je accordé d’emblée tant de prix ?
Précisément parce que, mieux qu’aucune autre poésie, dans la plus grande simplicité et la plus raffinée pourtant, loin de poursuivre délire et rupture, elle réussissait, me semblait-il, à illuminer d’infini des moments quelconques d’existences quelconques. C’était plus extraordinaire à mes yeux que l’excès, le vertige, l’ivresse. Comme si, à l’affi rmation désespérée de Rimbaud, « la vraie vie est ailleurs », répondait non pas une affirmation contraire (qui ne m’eût pas davantage convaincu), mais comme une fl oraison de signes discrets témoignant d’une vraie vie possible ici et maintenant.
Philippe Jaccottet
Appendices, « Deux discours », p. 1340 - 1341.