La Pléaide

Retour au sommaire
Alain-Fournier
L'actualité de la Pléiade

La Rencontre. Esquisse tirée des manuscrits autographes.

Octobre 2020

[Ce texte, écrit à la première personne, présente un caractère autobiographique marqué. Il évoque les suites de la rencontre entre Fournier et Yvonne de Quiévrecourt, au printemps de 1905, lorsque le jeune homme épiait les fenêtres de l’appartement que celle-ci occupait à Paris, boulevard Saint-Germain, espérant l’y voir apparaître (voir la section Choix de lettres et de documents, p. 269). Comme d’autres documents (notes, fragments de lettres, etc.) parmi les plus personnels, ces feuillets ont servi de matériau au roman. La troisième lettre de Meaulnes en est une transposition fidèle. Voir IIe partie, chap. XII, p. 153-154.]

Depuis des ans je passe voir sous la fenêtre, si elle ne s’ouvre pas. Derrière la vitre, il y eut, un jour, un visage. Mais depuis longtemps, quand le crépuscule d’un dimanche d’hiver envahit ma chambre et m’étouffe le cœur, et que je suis descendu dans la rue gelée pour y passer encore une fois, avant de partir — il y a ce linceul blanc pendu jusqu’en bas.
Les gens de la ville qui rentrent chez eux, car la joie de ce dimanche sans joie se finit avec le jour. Les arbres sans feuilles, entre les feuilles, une fois, un visage ! Va-t-il falloir allumer la lampe de ce triste dimanche déjà fini.
Va-t-il falloir redevenir l’écolier des dimanches enfantins, quand à 6 heures, le front à la vitre, un instant, avant de refermer les volets, je regardais la nuit descendre sur mon dimanche fini.
Ah ! laissez-moi sortir encore et plonger les yeux de mon désespoir dans ce qui reste de jour. Que ce ne soit pas déjà la nuit et la fin ! Ah ! ce linceul de la vitre, puisqu’il s’est bien, un jour, soulevé, ne peut pas rester éternellement tombé. L’hiver est mort comme la tombe et il ne s’agit déjà plus de cette grande pluie d’été où vous vous teniez derrière la fenêtre obscure, blonde en robe noire, l’ondée éclatante entre nous. Vous êtes ingrate et lointaine comme les livres de mon enfance, quand à la porte ouverte, pour voir encore clair, la femme épluchait les légumes du soir et que dans la rue sombre où s’allumait, veilleuse misérable, la boutique de l’épicier, personne ne passait déjà plus.
Dans la rue de la ville où je passe encore, où depuis des siècles je passe égaré, isolé, comme en une rue de village ténébreux, je vois la vitre carrée toute blanche du linceul par-derrière. Je
resterai là. J’attendrai là, comme une femme folle qui a perdu son fils. J’attendrai plutôt que de rentrer avec mon désespoir, et que de me coucher pour entendre ma peine et les voitures
attardées, sur l’asphalte, rouler toute la nuit, comme des maudites, dans ma tête !
Mais la voilà, tandis que je guettais vers là-haut, q[ui] m’a pris doucement et hâtivement le bras. Elle a vu sur mon visage, avant que je ne la regarde, cette pâleur de la mort acceptée.
Elle dit « C’est que je n’étais pas encore rentrée », et toute peine et toute démence s’évanouit. La dame de mon dimanche, que j’attendais, est arrivée. Ses fourrures sont toutes glacées, sa
voilette mouillée ; elle apporte avec elle le goût de givre du dehors. Elle s’approche du feu, et je vois, ô ma femme frileuse et fragile, la fine cloison rouge de son nez.

Auteur(s) associé(s)