La Pléaide

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Kessel
L'actualité de la Pléiade

La Piste fauve. Première partie, chapitre IV extrait.

Octobre 2020

Ma première impression fut celle de l’irréalité la plus complète. Vers le milieu de la longue salle scolaire, baraque de planches aux grandes vitres nues, et contre le mur de gauche, des noirs étaient assis sur trois rangées de bancs disposés en gradins. Ils étaient pieds nus. Leurs poignets étaient enchaînés et chacun portait, attaché autour du cou, un énorme numéro qui lui couvrait la poitrine. Ces numéros allaient de 1 à 26.
Des askaris à chéchias écarlates, armés de mitraillettes, veillaient sur chaque flanc de cet étrange échafaudage, sommé par l’écusson de la Grande-Bretagne.
Dans le fond de la salle, juché sur une estrade en bois brut, et derrière une sorte de caisse, siégeait un juge anglais en robe rouge et perruque blanche. Un officier en béret noir, un gros revolver au poing et un Sten Gun sur les genoux, veillait à la sécurité du juge.
Lui faisant face, on voyait des hommes en robe noire. Mais, les uns portaient perruques blanches, c’étaient les avocats anglais, et les autres turbans multicolores, c’étaient les avocats hindous.
Entre le tribunal du juge et les bancs des avocats, un greffier sikh penchait sur une table, encombrée d’encriers, de tampons, de cachets et de documents, sa longue barbe luisante et soigneusement enfermée dans un filet.
Enfin, dans le coin de droite, il y avait deux personnages plus singuliers encore. Ils étaient drapés dans une ample couverture qui dissimulait entièrement leurs corps. Les figures noires et
plates, desséchées à l’extrême, étaient coiffées d’une calotte brodée de fleurs et d’insignes. D’énormes boucles d’oreilles descendaient jusque sur leurs épaules et ils avaient au cou de larges colliers d’argent. Ils demeuraient immobiles et muets, dans une pose de vieilles femmes. En vérité, c’étaient deux chefs kikuyus — et sorciers réputés, dévoués au gouvernement, qui servaient
d’assesseurs au juge.
Ainsi, la loi anglaise, avec toutes ses coutumes, sa procédure et son appareil scrupuleux, était appliquée dans l’école de Jomo Kenyatta aux massacreurs de Lari. Le mécanisme était d’une monotonie insoutenable. Le témoin de l’heure — un officier de police — établissait comment avaient été reconnus les accusés. Il citait, en anglais, les noms des hommes et des femmes qui les avaient désignés en les touchant à l’épaule. Puis, un interprète kikuyu traduisait.
Puis, les avocats intervenaient pour faire préciser les détails. Et l’interprète traduisait de nouveau. Cela durait depuis des jours (on en était à la vingtième séance) et devait durer des jours encore.
[…]
Je portais mes yeux sur le juge… Entre sa robe rouge et sa perruque blanche, il avait un visage jeune, affable, poli. On l’appelait « Votre Honneur » comme dans une cour de Londres. Je regardais les assesseurs — sorciers-chefs à la peau ridée de vieilles femmes. Ils ne bougeaient pas. Je regardais les avocats anglais et hindous et le greffier sikh. Rien ne s’ajustait entre la procédure et les accusés.
Il n’y avait pas de commune mesure entre le crime, les criminels et la forme de justice qui leur était appliquée. Le mécanisme tournait à vide, à faux. Tout semblait un rêve incohérent et absurde…

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