La Pléaide

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L.-F. Céline, La Volonté du roi Krogold. La première séquence du manuscrit retrouvé.

Les manuscrits retrouvés en 2021 confirment l’importance aux yeux de Céline de la « légende » du roi Krogold, dont la rédaction semble s’être étalée sur plusieurs années. Céline proposa en vain ce projet à Robert Denoël, en inséra des éléments dans Mort à crédit ainsi que – on le sait à présent – dans Guerre et dans Londres, et continua sans doute à y travailler. Nous disposons désormais d’un dactylogramme intitulé La Légende du roi René et d’un manuscrit autographe postérieur, titré La Volonté du roi Krogold. Les deux documents, diversement incomplets, relèvent du même projet. Le dactylogramme est corrigé de la main de Céline. Manquent plusieurs de ses premières séquences, dont la toute première. Mais un feuillet de cette première séquence a été inséré dans le manuscrit retrouvé de Mort à crédit, à l’endroit où il est question de Krogold. Il propose une version ancienne de la mort du prince Gwendor, rival malheureux du roi Krogold.

   À la fin du jour la victoire appartenait au Roi. L’on vit encore longtemps à l’horizon la cavalerie royale battre la campagne, à grands renforts de lances, pourchasser jusqu’aux forêts les derniers fuyards.
   L’armée du Prince débandée, dispersée, se faisait sabrer par lambeaux. Tout au soir les clameurs des combats, les hurlements de la mêlée tournèrent en énorme et lourde plainte.
   Puis le silence se fit près de la nuit étouffant tour à tour cris et râles de plus en plus faibles, de plus en plus sourds.
   Les légions Scythes, ardentes, rageuses félines au combat, légères au terrain, n’avaient point tenu trois assauts, trois terribles charges des cavaleries posnanes. Elles avaient fondu sous l’ouragan.
   De l’autre côté du fleuve l’ombre montait à présent dans la vallée, recouvrant tout. Une énorme houle de clameurs et de râle déferla de nouveau à travers toute la plaine, l’immense agonie d’une armée. Victorieux et vaincus rendaient leurs armes comme ils pouvaient à grandes souffrances.
   Gwendor le Magnifique, grand margrave des Scythes, Prince de Christianie, perdit son sang jusqu’à l’aube. Une lance posnane entrée par le cou lui transperçait le corps, lui saillait du flanc par une énorme blessure. Il râlait ainsi empalé, culbuté, planté en terre. Tous ses preux abattus gisaient autour de lui hoquetants, convulsés en d’horribles grimaces.
   À l’aube la mort fut devant lui.
   « Viens ! C’est l’heure !
   – Quelle heure ?
   – L’heure du sommeil Gwendor.
   – Méprise Ô mort ! Méprise comique ! En vérité ! tu me trompes ! Je suis jeune ! Je n’ai pas l’âge des ténèbres ! Tout est lumière pour moi ! de gloire ! de feu ! de vengeance !
   « À moi ? Mort ? À moi cet affront ? L’affront doit être vengé ! Mes armes ! »
   Il se débattait encore à grands cris.
« Un jour ! Mort ! Un seul jour ! Rends-moi tout un jour ! Un véritable jour ! Ma gloire, mon honneur ne demandent qu’un seul jour pour tout effacer ! Reprendre mon destin ! Dieu le sait ! Les Princes de mon sang, tu le sais bien aussi, n’ont pas qu’un seul courage ! Qu’une seule vaillance ! Blasphème ! Imposture ! Qu’une seule fortune à leurs armes comme ces vilains en tas, la racaille, les goujats mercenaires ! Les capitaines d’aventures !
   « Le moment est mal venu d’être plaisante ! Ils en possèdent vingt, cent, mille fortunes ! Courages en leur valeur ! Dieu le sait ! Tu le sais aussi ! Voleuse ! Mieux que personne !
   « Emporte Ô Mort ! Tu dois me faire plaisir, vingt, mille, cent mille de ces goujats, tout à l’entour navrés, là vautrés dans leur trépas ! Emporte-moi cette canaille ! Rends-moi pour le prix de ce marché loyal un jour de vie ! Un seul jour !
   « Tu ne veux pas ? Ils t’appartiennent, Je te les donne tous ces vilains !
   « Que risques-tu ? Tant d’autres sont là déjà tout gigotant, au seuil des batailles, impatients de leur tour, tout frémissants de l’enthousiasme des charniers ! Ce sera la plus parfaite félicité, le couronnement de tous leurs vœux que tu les emportes tous !
   « Ils te désirent comme le petit enfant désire Noël ! Ils te chantent, ils te supplient jour et nuit d’arriver au plus vite ! Te voici ! Je ne t’ai jamais demandé ! Ils vont passer comme à la fête d’une saoulerie de vin dans la bombance de tuerie.
   « Tout est magique pour le peuple. Ils s’assassinent dans un rêve. Quel plaisir ils vont ressentir à se donner âmes et boyaux, pour rien, vers rien, en rien. Ils pourrissent déjà les héros si gentiment un peu partout dans cette immensité… Mais laisse-moi… Tu me dois bien cela.
   « Un jour… deux jours… pour relever ma fortune…
   – Non, c’est toi que je veux Gwendor… Ferme les yeux… Ferme bien les yeux… Me comprends-tu ?
   – Je te comprends Ô Mort…
   « Dès l’aurore de cette journée, dès l’alouette… j’ai reçu ton message… j’ai senti dans mon cœur, dans mon bras aussi, dans les yeux de mes amis, dans le pas même de mon cheval, un charme triste et lent qui tenait du sommeil. Mon étoile venait de s’éteindre entre tes mains d’ombre et de peur… Comme est lourde à porter, Ô Mort, la honte d’une défaite…
   « Atroce est le supplice d’une âme déçue… d’un chevalier que son épée trahit, déshonore.
   « Aucune douleur ne se peut comparer… Les plaies du corps ne sont rien… La vie n’est rien…
   « L’âme est, Ô Mort… Prête-moi mon âme encore un jour ou deux… Ce corps ira bien tel quel un jour ou deux… avec quelques étoupes… quelque vin bien chaud… Là, par cette plaie qui me tourmente le flanc tu ne veux pas me rendre un peu de souffle ?
   « Que je puisse un jour ou deux reprendre mes armes… mon épée surtout… mes capitaines… mes goujats… attrouper mes Scythes… Ah ! Je te promets mirifique récolte ! Tiens ! Deux fois cent mille morts comme tous ceux-ci épars… Bien plus rouges !… plus noirs !… plus verts !… mieux tailladés de mille façons !... Dodus ! Plus pourris !...
   « Tu ne vas saisir ici qu’un pauvre Prince ! Quel butin ! Honteux ! Navré ! Trahi ! Tout défait de noblesse devant Dieu et devant ses ennemis !
   « Deux petits jours donne-moi…
   « Deux petits jours et tu viens me reprendre tout fier Seigneur, tout glorieux de son sang, de sa vengeance, de ses amours !
   « [Qui fut ?] vainqueur enfin… Seigneur triomphant et tout honneur pour ton empire !
   « Que dis-tu ? Non ? Je te promets tiens, au surplus le cadavre tout bouillant, tout écumant de lutte, paré de pourpre et d’or… du Roi Krogold ! Haut et puissant et damné monarque de toutes les marches de Tierlande !
   « N’est-ce rien ? N’es-tu point alléchée ? Le cœur le plus funeste, le plus méprisable de la chrétienté ! Plus barbaresque que Barbare ! Maudit ! Charogne bien plus repoussante que tous ceux que tu convoites ! Béni de Dieu celui qui le dépèce au pied de son trône ! Je m’en charge !
   « Un jour ou deux !...
   « Lui retourner toute la peau maudite comme gantelet de velours vivant par-dessus sa couronne ! Le pernicieux groin Diabolicorum ! Tout l’enfer pour lui Tout seul !
   « Tu hésites encore ! Écoute !! Lâcheté ! Conarde ! Les esprits m’ont trahi ! Pourquoi ai-je à l’instant où je développais mes hommes, mes archers vivaces sur le haut terrain, soudain tout oublié la prière du bon frère Hiéronime ? Ces paroles souveraines ? Qui me trahissait au moment ? Paroles souveraines ! Un sort m’était jeté ? Qui m’a trahi ? Tu le sais ! Je veux savoir ! Je ne te suivrai pas ! Pourquoi l’ai-je oubliée ? Au fort de la bataille je ne la savais plus ! La fortune pouvait encore retourner en mes armes !... Dissipée ! Un songe ! Une prière ! Il suffisait à ce moment, je le sais bien, de la réciter mot [à mot biffé], sincère avec le vœu de croisade et tout était sauvé. Les archanges volaient à notre secours…
   « Les premiers mots m’arrivent à présent. Écoute.
   Turburum… Deorum…
   Tenebrum… Lux ! Feliciam… Il me souviendrait de tout… Le moment est passé… Comme j’ai mal !... Tout m’avait abandonné… Le souvenir du verset magique…
   « Celui qu’Excelras le Devin m’avait cousu dans mon manteau de sacre… Je l’avais fait pendre d’abord, crois-moi si tu veux, l’Excelras, pour une nuit blanche, dans la forêt d’[Abucrave ?], pour la preuve de son pouvoir. Haut et le plus court, je m’en suis assuré moi-même. Dépendu, il s’est mis tout de suite à courir autour de mon cheval, à me vénérer.
   « Il ne s’est jamais mieux porté, l’Excelras.
   « Juste un petit peu de loucherie qu’il n’avait pas auparavant. Il a gravé dans le cœur d’un chêne pour moi le serment magique. Il savait tout Excelras… son verset je l’aurais jeté dans la bataille au moment où mes hommes défaillaient, m’aurait attiré le démon, voué mes armes et mes hommes au démon, mais il fallait le diable à la fin de cette journée pour faire chanceler Krogold !
   « Un pacte ! Un pacte avec le diable ! Tout !
   « Tu m’entends ! Le pacte !
   « Cent mille démons pour dépecer ce porc de pourpre !...
   « Le livre d’Excelras tu le connais ! Tout est écrit !... Un livre énorme ! Un moment plus lourd que mon cheval ! Un autre temps plus léger que la plume ! C’est le charme ! Tout est écrit… Le livre du devin… La magie d’Excelras est sûre, certaine… Je l’ai pendu tout un jour et puis une nuit et puis encore un jour… après je l’ai laissé courir… C’est un damné surnaturel !...
   « Son livre ne peut se lire qu’aux étoiles… à la clarté de la lune déjà tous les caractères se brouillent. Au jour les lettres ne se lisent plus, toutes les pages sont noires… il faut les étoiles… c’est le livre du destin. Il me l’avait bien gravé tout en venin d’araignée sur une fibre de roseau… Tout le placet…
   « Qui me l’a dérobé ?... J’ai tout oublié… Mon serment aussi…
   « J’avais juré de revenir glorieux, redoutable et tout soumis d’amour à la plus chaste, la plus divine des créatures du ciel et de la terre…
   « Wanda me pardonnerez-vous ?
   « J’allais vaincre son père pourtant, m’allait-elle pardonner ?...
   « Je meurs c’est mieux ainsi… Il vaut mieux que je parte… Triste et navré seigneur à mille trépas souffrant…
   « Que puis-je Ô Mort ?...
   « Dois-je avant de partir lui renouveler mon serment ?... est-ce fort aimable…
   « Son père m’a fait périr… Sa victoire est maudite… venue des sortilèges…
   « Dieu ne veut pas cela… Tu te trompes Ô Mort. Tu dois me laisser encore un jour pour vaincre le porc maudit.
   – Je ne me trompe jamais.
   – Un seul jour. Une seule matinée… un seul matin… une seule bataille… Une éternité de silence n’adoucira pas mon remords. Je veux bien retomber pourrir parmi ces pauvres vilains, sans honneur, sans lumière, sans un petit mot de blasphème, mais laisse-moi deux jours vivre…
   – Tu ne peux plus rien demander Gwendor… tu ne peux plus rien prendre… Les temps sont venus… me voici… Je t’aime Gwendor...
   – Non pas toi ! Je savais le secret des choses… tu ne serais pas venue… Je t’aurais bien fait déguerpir… Tu ne serais pas si arrogante… Si je ne l’avais oublié… le mot du secret… J’aurais remporté la victoire… J’aurais chassé, écrasé Krogold, il serait depuis ce matin dans les charmes… J’aurais ravi sa fille. Va-t’en ! va-t’en !
   – Ferme les yeux ! Tous les secrets sont là Gwendor, je t’aime Gwendor ! Je t’aime plus doucement, plus tendrement que tous les autres…
   – Je ne veux pas de toi.
   – Moi je t’aime Gwendor… C’est tout. Viens !... Tes soldats ne t’aimaient pas… tes capitaines t’enviaient… tous… tes paysans ne pensaient qu’à ton trépas… tes marchands ne pensaient qu’à tes conquêtes pour se ruer, piller à ta suite… tes amis ne songeaient qu’à te dépouiller.
   – Wanda m’aimait bien elle… très tendrement…
   – Nous saurons tout cela dans les songes Gwendor… plus tard… bien plus tard… dans les temps du tombeau… si ta fiancée te chérit encore… lorsque tu ne seras plus… longtemps… bien longtemps… Nous verrons Gwendor si l’amour refleurit dans la tombe… sous le froid oubli… si les serments valent toujours… tu verras de quelle chanson la mort se berce… du malheur des amants… de la peine des serments tenus… des amours arrachés aux cœurs…Tu sauras de quels parfums les plus tenaces s’enivre la mort au jardin des roses défuntes… Tu entendras la belle histoire qui berce… »
   Gwendor se débattait, résistait atrocement, arquebouté sur la lance qui le transperçait, il essayait encore de s’arracher au sol, en vain.
   « Un peu de souffle Ô mort !
   « Je t’en supplie ! Je suis trahi ! Tu le sais !
   « Un peu de souffle ! Voleuse ! Le souffle d’un instant ! »
   Il étouffait, hoquetait, implorait…
   « Non Gwendor ! Non ! Le souffle n’appartient qu’aux oisillons les plus frêles, les plus égarés de ma prairie et les emporte au ciel… Ainsi Dieu le veut ! Ainsi vivent pour Dieu tous les oiseaux et les âmes !
   « Viens Gwendor !... nous sommes en retard.
   « Déjà te voici plus léger… »
   Et la mort tout doucement saisit le prince.
   Son poids s’était échappé… et il ne se défendait plus.
   Un beau rêve l’emporta, le rêve qu’il faisait quand il était petit, dans son berceau de fourrures.
   Dans la chambre des héritiers, près de sa nourrice la Morave en haut, tout en haut du beffroi dans le château du Roi Krogold.

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