La Pléaide

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Kafka
L'actualité de la Pléiade

Franz Kafka, Journaux et lettres (Œuvres complètes, III et IV). Lettre à Max Brod, vers le 27 mai 1910.

Avril 2022

    Voilà pour toi cher Max deux livres et un caillou. Je me suis toujours efforcé de trouver pour ton anniversaire quelque chose qui par son caractère indifférent ne puisse ni s’altérer, ni se perdre, ni se corrompre, ni être oublié. Et après avoir réfléchi pendant des mois, je ne voyais plus comment faire autrement que de t’envoyer un livre. Mais les livres, c’est une calamité: si d’un côté ils sont indifférents, alors ils n’en sont justement que plus intéressants de l’autre, et puis si j’allais vers les livres indifférents, ce n’était que par conviction, laquelle chez moi n’est pas déterminante, loin de là, et en fin de compte, toujours animé d’une conviction contraire, je me retrouvais avec entre les mains un livre brûlant d’intérêt. Un jour, j’ai aussi à dessein oublié ton anniversaire, c’était toujours mieux que d’envoyer un livre, mais ce n’était pas bien. C’est pourquoi je t’envoie maintenant ce caillou et te l’enverrai tant que nous vivrons. Si tu le gardes dans ta poche il te protégera, si tu le laisses dans un tiroir il ne sera pas inactif non plus, mais le mieux serait que tu le jettes. Car sais-tu Max, l’amour que je te porte est plus grand que moi et davantage habité par moi qu’il ne m’habite, et il ne trouve en mon être incertain qu’un piètre soutien, mais il aura avec la pierre un logis solide comme le roc, ne serait-ce que dans une fente du pavé de la Schalensgasse. Cela fait longtemps déjà que cet amour me sauve plus souvent que tu ne le sais, et précisément maintenant où je me repère plus mal que jamais et où, bien que pleinement conscient, je me sens plongé dans un demi-sommeil, où je ne me sens qu’extrêmement léger, où je ne me sens qu’à peine — je me promène partout comme si j’avais des intestins noirs —, ça fait du bien de jeter une telle pierre dans le monde et de séparer ainsi le certain de l’incertain. Qu’est-ce qu’un livre en comparaison ! Un livre commence à t’ennuyer et n’arrête plus, ou alors ton enfant le déchire ou bien, comme le livre de Walser, il tombe déjà en morceaux quand tu le reçois. Dans la pierre en revanche rien ne peut t’ennuyer, une pierre comme ça ne peut pas non plus mourir ou alors seulement dans un avenir très lointain, tu ne peux pas non plus l’oublier, parce que tu n’es pas tenu de t’en souvenir, et pour finir tu ne peux pas non plus la perdre définitivement car tu la retrouveras sur le premier chemin de gravier venu, parce que c’est justement la première pierre venue. Et même de plus grands éloges ne pourraient lui causer de dommage, car les éloges ne causent de dommages que quand leur objet s’en trouve écrasé, altéré ou gêné. Mais le caillou ? En bref, je t’ai choisi le plus beau des cadeaux d’anniversaire et je te l’envoie avec un baiser censé te dire un merci incapable de se dire, un merci d’être là.

Ton Franz.
Traduit de l’allemand par Laure Bernardi.

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