La Pléaide

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Charlotte Brontë
L'actualité de la Pléiade

Charlotte Brontë, Shirley - Villette (1849-1853). Shirley, extrait du chapitre XX.

Novembre 2022

    La maisonnée s’activait enfin ; les domestiques étaient debout ; en bas, on ouvrait les volets. Caroline, en quittant sa couche, qui n’avait été pour elle qu’un lit d’épines, ressentit ce regain d’énergie que le retour de la lumière, de l’action, procure à tous, sauf à ceux qui sont totalement désespérés ou effectivement mourants. Elle s’habilla, comme à l’accoutumée, avec soin, s’efforçant d’ordonner sa coiffure et son vêtement de façon à ne rien laisser voir au-dehors du sentiment d’abandon qui lui serrait le cœur. Elle parut aussi fraîche que Shirley quand toutes deux furent habillées, n’était que Miss Keeldar avait le regard débordant de vitalité et Miss Helstone l’œil languide.
    « Aujourd’hui, j’aurai beaucoup de choses à dire à Moore » : tels furent les premiers mots de Shirley, et il était clair, à voir son visage, que la vie était pour elle pleine d’intérêt, d’attentes et d’occupation. « Il faudra le soumettre à un contre-interrogatoire, ajouta-t-elle. Il s’imagine sans doute s’être montré bien plus malin que moi et m’avoir attrapée. C’est ainsi que les hommes en usent avec les femmes ; ils cherchent toujours à leur dissimuler le danger, pensant, je suppose, leur épargner de souffrir. Ils s’imaginaient que nous ignorions où ils étaient vraiment cette nuit. De notre côté, nous avons la certitude qu’ils n’avaient guère d’idée de l’endroit où nous nous trouvions. Les hommes s’imaginent, je crois, que la cervelle des femmes est plus ou moins semblable à celle des enfants. Mais là, ils se trompent .» Elle avait dit cela, debout devant la glace, tout en tournant entre ses doigts les mèches d’une chevelure naturellement ondulée pour former des boucles. Elle reprit de nouveau ce thème cinq minutes plus tard pendant que Caroline lui agrafait sa robe et lui nouait sa ceinture.
    « Si les hommes nous voyaient comme nous sommes vraiment, ils seraient pour le moins stupéfiés ; mais les hommes les plus intelligents, les plus pénétrants se bercent souvent d’une illusion au sujet des femmes ; ils ne les voient pas sous leur vrai jour ; ils se méprennent sur leur compte pour le bien comme pour le mal. Pour eux, une femme vertueuse est une chose bizarre, moitié poupée, moitié ange ; leur méchante femme est presque toujours un démon. Et puis les entendre s’extasier devant leurs créations mutuelles, vénérer l’héroïne de tel poème, tel roman, tel drame, la trouvant belle, divine ! Belle et divine, c’est bien possible, mais souvent complètement artificielle… Fausse comme cette rose, là, sur mon plus beau chapeau. Si je disais tout ce que pense sur la question, si je donnais vraiment mon opinion sur certains personnages féminins de tout premier ordre dans certains ouvrages de premier ordre, où me retrouverais-je ? Lapidée dans la demi-heure sous un cairn de pierres vengeresses.
    — Shirley, vous jacassez tellement que je n’arrive pas à attacher vos agrafes. Arrêtez de bouger. Et puis après tout, les héroïnes des hommes valent bien les héros des femmes.
    — Pas du tout. Les femmes voient plus clair dans les hommes que les hommes dans les femmes. Je le démontrerai dans un article pour un magazine un jour où j’aurai le temps. Seulement, jamais on ne le publiera. Il sera poliment refusé “avec nos remerciements” et le manuscrit laissé à ma disposition chez l’éditeur.
    — C’est probable. Vous ne pourriez pas écrire quelque chose d’assez intelligent ; vous ne savez pas assez de choses ; vous n’avez pas fait d’études, Shirley.
    — Dieu sait que je ne peux pas vous contredire, Cary ; je suis d’une ignorance crasse.
Toutefois, mon seul réconfort, c’est que vous n’êtes guère mieux lotie. »

Traduit de l’anglais par Dominique Jean.

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