La Pléaide

1991

Dans L’Amant, cette phrase, entre deux lignes de blanc : «J’ai beaucoup écrit de ces gens de ma famille, mais tandis que je le faisais ils vivaient encore, la mère et les frères, et j’ai écrit autour d’eux, autour de ces choses sans aller jusqu’à elles.» Marguerite Duras l’a dit plusieurs fois : que ce soit dans Un barrage contre le Pacifique en 1950, dans L’Éden Cinéma en 1977 ou ailleurs, elle n’a pas tout raconté. Comment, dès lors, ne pas imaginer en lisant ces lignes isolées, mises en évidence, que cette fois, en 1984, tout est dit ?

On connaît la suite. L’Amant a obtenu un succès inouï, a reçu le prix Goncourt, s’est vendu à deux millions et demi d’exemplaires, et des producteurs de cinéma s’y sont intéressés. Claude Berri propose d’acheter les droits et s’entend avec Duras, qui pense faire le film elle-même : «Un film est possible, dit-elle, mais un film commercial, non, n’est pas possible» ; L’Amant, en revanche, pourrait être un film sur l’écriture. Dans l’été de 1987, l’écrivain achève une première mouture du scénario, mais le producteur, de son côté, a pris contact avec Jean-Jacques Annaud. Malentendus, maladie de Marguerite Duras, essai de collaboration avec Annaud, sentiment de dépossession, rupture. Puis traité de paix : Duras ne s’opposera pas à la réalisation du film par Annaud. Mais elle se retourne contre L’Amant, son livre, qu’elle se met à dénigrer – elle aurait travesti la vérité, ce serait «un roman de gare» – et commence à récrire.

Elle élabore plusieurs versions à partir du scénario écarté. «Je crois que ma vie a commencé à se montrer à moi», note-t-elle en marge d’un feuillet. En 1990, elle envoie son manuscrit aux Éditions de Minuit, qui avaient édité L’Amant. Jérôme Lindon l’annote et le corrige, ce que l’écrivain n’accepte pas. Nouvelle rupture, «pour toujours». Duras se tourne vers Gallimard. Un accord à l’amiable intervient entre Antoine Gallimard et Jérôme Lindon. L’Amant de la Chine du Nord paraît dans la collection Blanche en juin 1991, avec succès. Quelques critiques regrettent que l’histoire racontée depuis maintenant plus de quarante ans soit toujours la même tout en n’étant jamais vraie. Réponse (?) de l’auteur : «C’est moins inventé que L’Amant»… Duras pense d’ailleurs en avoir terminé avec cette histoire. «Mais, parfois, je ne sais pas», ajoute-t-elle, en une espiègle menace.

L’Amant de la Chine du Nord, qui arrive en librairie quelques mois avant que L’Amant de Jean-Jacques Annaud ne sorte en salle, est donc un livre né d’un film né d’un livre. Ou encore, un livre né du deuil d’un film impossible autant que du refus d’un film possible. Mais ce n’est pas seulement un livre : «C’est un livre. / C’est un film.» Le film – celui que Duras avait rêvé – existe au conditionnel à l’intérieur du livre.

À la fin, quelques pages imprimées en petits caractères offrent une liste de «plans de coupe» envisageables : «Les images proposées ci-dessous pourraient servir à la ponctuation d’un film tiré de ce livre.» Encore cette liste n’est-elle qu’un appendice. Mais que dire de ces notes de bas de page, nombreuses surtout dans la première moitié du texte : «En cas de cinéma, on aura le choix…» ; «Dans le cas d’un film tiré de ce livre-ci, il ne faudrait pas…», etc. ? Et de ces phrases glissées dans le corps même du roman – «La caméra balaie lentement ce qu’on vient de voir…», «En cas de film la caméra est sur l’enfant…» – et où le conditionnel cède la place au présent de l’indicatif ? Sur l’écran des pages de L’Amant de la Chine du Nord, Duras projette le film impossible.

Comme elle tourne, sous les yeux de son lecteur de 1991, les pages de ses livres antérieurs. Anne-Marie Stretter fait de fugitives apparitions. Les objets et les lieux liés au «cycle indochinois» (le diamant, la vieille auto B12, le dancing…) sont présents. Le Barrage, premier livre de ce cycle, est évoqué au futur («Une fois j’écrirai ça…») et L’Amant lui-même est là, que Duras appelle simplement «le livre» : le Chinois «est un peu différent de celui du livre», l’enfant «est restée celle du livre», etc. L’enfant comme l’amant savent, au moment de se séparer, qu’un jour «on racontera comment c’était»… «Qu’il y aura des livres, on sait. / Ce n’est pas possible autrement.»