La Pléaide

1980

Mount Desert Island, dans le Maine. Marguerite Yourcenar passe l’été chez elle, à « Petite Plaisance ». Elle lit ou relit les œuvres de Roger Caillois – toutes ses œuvres, car elle se prépare à « célébrer ce rite émouvant » : « louer publiquement un mort ». Le 6 mars, elle a été élue à l’Académie française, au 3e fauteuil, celui de Caillois. C’est la première fois qu’une femme siégera parmi les quarante.

En 1977, l’Académie lui avait décerné son Grand Prix pour l’ensemble de son œuvre. Le 30 octobre, cette année-là, Jean Dausset, de l’Académie des sciences, lui avait rendu visite et l’avait incitée à poser sa candidature à l’Académie française. En vain : « Elle refuse », lit-on dans les carnets de Grace Frick, qui fut la compagne de Yourcenar.

Même refus le 23 janvier suivant, quand Claude Gallimard lui téléphone ; on lui a demandé de la convaincre de changer d’avis. Même refus, certes, mais avec cette précision : si les académiciens prenaient l’initiative de l’élire, elle ne découragerait pas leur effort…

Cet effort, à vrai dire, est avant tout celui de Jean d’Ormesson, qui est le véritable agent de cette élection. Il se heurte à des obstacles multiples et à des opposants bien décidés à faire feu de tout bois, et à user au besoin d’arguments peu littéraires. Quel uniforme porterait la nouvelle élue ? N’est-elle pas belge ? Ou plutôt américaine ? Devra-t-elle, en sa qualité de femme, prendre le pas sur des membres plus anciens ? Et puis n’a-t-elle pas trop lu pour être bon écrivain ? « À l’Académie, déclare l’un des quarante, nous vieillissons entre nous. Comment supporterons-nous de voir vieillir une femme ? »

« On a même dit que j’avais été “actionné” par le président de la République », raconte d’Ormesson, qui ajoute, à tout hasard, qu’il n’en était rien. Ce qui ne dissuade pas André Chamson, soixante-dix-neuf ans, de le traiter de « galopin » – un galopin de cinquante-quatre ans, tout de même – et d’insinuer qu’il s’est lancé dans cette entreprise par amour pour les plateaux de télévision… Peu importe ; le médiatique parrain de Mme Yourcenar ne manque pas d’armes pour parvenir à ses fins. Il révèle le moment venu que Caillois, à qui il était lié, considérait l’auteur des Mémoires d’Hadrien « comme une proie toute désignée pour l’Académie ». L’intéressée n’a pas l’intention de faire les traditionnelles visites aux académiciens ? c’est qu’elle respecte à la lettre le règlement, dont l’article 15 stipule que « les visites sont interdites ». D’Ormesson est un agent électoral habile. Peu à peu, il parvient à renverser la situation : qui ne votera pas pour Yourcenar passera pour passéiste et pour misogyne.

Le 6 mars, double élection ; deux « candidats » (parmi lesquels, donc, une non-candidate) sont élus au premier tour de scrutin : Marguerite Yourcenar au 3e fauteuil, et Michel Droit au 27e, celui de Kessel. Ils n’étaient pas précisément soutenus par les mêmes immortels… On parle de troc, d’échange, de stratégie. Jean d’Ormesson nie en bloc. Et quand elle vient « prendre séance », le 22 janvier 1981, en présence du président Giscard d’Estaing, Marguerite Yourcenar, tout en remerciant « comme il convient » les académiciens de l’avoir, « honneur sans précédent », accueillie parmi eux, n’oublie pas de rappeler en des termes choisis qu’elle n’a rien demandé à personne.

Ce n’est pas un secret, elle n’a guère honoré l’Académie de sa présence. Quand on le lui faisait remarquer, elle répondait généralement : « J’y suis allée une fois. Ce sont de vieux gamins qui s’amusent ensemble le jeudi. Je crois qu’une femme n’a pas grand-chose à faire là-dedans. » Il n’empêche. Comme le faisait observer Jean d’Ormesson dans sa « Réponse », le 22 janvier 1981, « Être une femme ne suffit toujours pas pour s’asseoir sous la Coupole. Mais être une femme ne suffit plus pour être empêchée de s’y asseoir. »

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