La Pléaide

1932

«Ça a débuté comme ça» : un volumineux manuscrit est déposé, sans nom ni adresse, chez Denoël et Steele, l'éditeur de L'Hôtel du Nord d'Eugène Dabit. La piste de l'auteur est retrouvée grâce au papier utilisé pour l'emballage : on pouvait y lire l'adresse d'une voisine de palier dudit auteur, lequel se révèle être un médecin, le docteur Destouches.

Le manuscrit est accepté, et d'emblée Céline — tel est le pseudonyme choisi par Destouches — met en garde son éditeur : «Mon vieux, de grâce surtout n'ajoutez pas une syllabe au texte sans me prévenir ! Vous foutriez le rythme par terre comme rien — moi seul peut le retrouver où il est — J'ai l'air baveux mais je sais à merveille ce que je veux — Pas une syllabe. Faites attention à la couverture aussi — Pas de music-hallisme — Pas de sentimentalisme typographique, du classique. […] une couverture assez lourde et discrète. C'est mon avis.» Malgré cet avertissement, la correction des épreuves ne fut pas une partie de plaisir — «Ils veulent me faire écrire comme François Mauriac», aurait déclaré Céline aux prises avec les typographes.

Dans son numéro du 14 octobre, la Bibliographie de la France annonce la mise en vente du roman pour le 20. Un prière d'insérer riche en superlatifs (mais il paraît modéré quand on connaît l'accueil réservé au roman) est diffusé : «Un livre promis à un retentissement exceptionnel», un «roman impossible à classer, difficile à définir à cause de son originalité», «[l'auteur] a réussi le tour de force de transposer le parler populaire le plus dru et le plus vert dans le langage écrit»… Voyage au bout de la nuit est lancé.

D'octobre 1932 à mars 1933, plus de cent comptes rendus sont consacrés au livre — ils s'intéressent souvent au témoignage, à la profession de foi (mais de quelle foi s'agit-il ?), plus qu'au roman lui-même. De grands journaux vont jusqu'à publier un second article pour nuancer le premier ou pour en prendre le contrepied.

Voyage est au menu de tous les dîners en ville. Idéologiquement ambigu, il divise les familles politiques, et réunit parfois dans une même admiration des personnalités antagonistes : on voit Léon Daudet et Aragon se féliciter également de l'œuvre destructrice réalisée par Céline. L'affaire du prix Goncourt (que Voyage n'obtiendra pas) déclenche polémiques, brouilles, querelles et accusations diverses. Autour de ce roman, tout fait vague. Cette «épopée du cafard, de la rage, de la misère et de la colère d'un homme contre la vie» (Georges Altman dans Monde) exacerbe les passions.

Céline, lui, prendra très vite ses distances : il a une œuvre à écrire. À la fin de sa vie il ira jusqu'à déclarer qu'à son sens, « au point de vue technique », Voyage est «un peu attardé»… Il reste qu'il fut le premier à marquer — dès 1949 — la place que son roman allait finalement tenir dans l'histoire littéraire : le Voyage «est un livre de fond», écrivit-il à Pierre Monnier (Ferdinand furieux) ; «C'est du demi-classique si j'ose dire.»