Verlaine a modifié notre rapport à la littérature. La fluidité de ses vers, faits d’« un métal vierge et neuf » (Mallarmé), a renouvelé la poésie. Ce qu’il nous dit du réel passe par la suggestion, la sensation, l’impression. « Parfois peut-être, lui écrivait Banville, vous côtoyez de si près le rivage de la poésie que vous risquez de tomber dans la musique. » L’« Art poétique » de 1874 allait devenir le credo des symbolistes et de toute une école pour qui la nuance et, en effet, la musique répondaient à une nouvelle sensibilité. À l’origine de ce renouvellement, Verlaine, créateur de rythmes neufs et précurseur d’une prosodie assouplie, a traversé toutes les étapes de la modernité. D’expérimentation en expérimentation, il fut l’un des principaux acteurs de la vie littéraire de son temps.
Non l’un des mieux reconnus. Il s’est fait l’interprète de la malédiction poétique (Les Poètes maudits, 1884, 1888), ce qui lui a permis de révéler, mettre en lumière ou sauver de l’oubli des poètes tels que Corbière, Mallarmé ou Rimbaud. Mais de cette malédiction il fut lui-même la victime : « Ce Maudit-ci aura bien eu la destinée la plus mélancolique… » (« Pauvre Lelian », 1886). L’image du « clochard céleste » a recouvert en partie celle de l’innovateur, tandis que la poétique de la « chanson grise » reléguait dans l’ombre un vaste pan de l’œuvre, vers et prose. Verlaine a pourtant été un prosateur sensible, un critique aiguisé, un maître du croquis et un novateur encore dans l’écriture de soi, via des livres et des textes dans lesquels il se soucie peu de garder ses distances – et cela aussi serait retenu contre lui.
L’usage a longtemps été de séparer ses volumes de vers de ses ouvrages de prose. Il reposait sur l’idée que la prose d’un poète a moins de valeur que ses poèmes, et revenait à présenter comme secondaires des textes qui illustrent la nature même de l’œuvre, conçue dès l’origine en fonction des « parallélismes » qu’elle entendait développer. De cette œuvre la présente édition suit l’évolution dans une perspective chronologique, sans a priori de genre ou de valeur, en plaçant côte à côte des textes que la tradition éditoriale maintenait séparés, quand elle ne les ignorait pas. Lire les Poèmes saturniens (1866) à la lumière de l’article de 1865 sur Baudelaire, c’est en quelque sorte les redécouvrir. Considérer l’évolution des poétiques de Verlaine sous l’éclairage des conférences sur la poésie contemporaine données en 1892 et 1893, c’est restaurer la cohérence de son parcours et lui rendre la place qui lui revient dans l’histoire littéraire. Verlaine a ouvert et suivi des voies diverses. « Mais le bonhomme, le monsieur, est toujours le même au fond. »