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Michael Morpurgo par Michael Morpurgo

Michael Morpurgo par Michael Morpurgo

Dans ce texte publié par La Revue des Livres pour enfants en décembre 2009, Michael Morpurgo, avec son formidable talent de « raconteur d’histoires », revient sur son enfance, son parcours d’humaniste attaché à l’éducation, à la culture et aux livres, et sur son parcours d’écrivain pour la jeunesse.

Chères lectrices, chers lecteurs,

Je suis toujours stupéfait d'être devenu écrivain. Pourtant, les débuts de ma vie littéraire, si je puis appeler cela ainsi, étaient assez prometteurs. Pour commencer, l'ADN était là, j'avais l'écriture dans le sang. Je viens d'une famille de poètes, d'acteurs et d'historiens. Mon grand-père, Emile Cammaerts était un grand poète et philosophe belge, avec une longue barbe blanche pour le prouver. Il écrivait à la fois en anglais et en français, était d'une intelligence remarquable, et d'une rare sensibilité.

Mon père, Tony Bridge – que je n'ai pas du tout connu dans mon enfance, car il était séparé de ma mère – était un excellent acteur sur scène comme au cinéma, et il continue de jouer huit mois par an, alors qu'il est octogénaire. Mon beau-père, Jack Morpurgo, était un écrivain important, essayiste, critique, historien et éditeur, un universitaire de haut vol, qui a fini sa carrière comme professeur de littérature américaine à l'université de Leeds. Nous n'avions pas de murs dans la maison où j'ai grandi, nous n'avions que des bibliothèques. C'était une maison construite en livres. Ma mère, qu'elle en soit bénie, nous lisait des livres à mon frère Pieter et à moi, chaque soir. Elle était comédienne, et lisait donc merveilleusement bien, avec conviction, avec tendresse. Elle lisait les histoires et les poèmes qu'elle aimait, écrits par des auteurs tels que Kipling, Robert Louis Stevenson, John Masefield, et Walter de la Mare. Elle nous racontait les Fables de La Fontaine, les Contes de Grimm, Alice au Pays des Merveilles, Winnie l'Ourson, Le Vent dans les Saules. Et nous adorions l'écouter. Nous aimions la musique des mots. Le meilleur moment de la journée pour nous était celui où elle nous racontait des histoires. Il n'est donc pas très surprenant, penserez-vous, que je me sois retrouvé soixante ans plus tard, assis sur mon lit, un stylo à la main, un cahier sur les genoux, en train de commencer mon 128ème livre. Pourtant, le chemin qui m'a amené à devenir un raconteur d'histoires – je préfère me définir ainsi plutôt que comme écrivain – s'est révélé tortueux et abrupte, pas du tout tel que je l'aurais voulu lorsque j'étais jeune.

Voilà pourquoi.

Après que ma mère m'eut initié d'une façon véritablement inspirée aux poèmes et aux contes, je suis allé à l'école. Là, au cours des quinze années environ qui ont suivi, cet amour précoce des livres a été presque entièrement étouffé. J'ai bientôt découvert que dans la salle de classe, les histoires et les poèmes n'avaient plus aucun charme. Les mots écrits et les livres qu'ils remplissaient devenaient soudain pleins de difficultés et de menaces. Il fallait maîtriser l'orthographe, la ponctuation, l'écriture, la compréhension, et pire que tout, la grammaire. Il y avait des examens interminables, je m'en souviens, et les sanctions qui m'attendaient en cas d'échec – il se trouve que j'en ai connu beaucoup – étaient la désapprobation des parents et des professeurs, le ridicule et l'humiliation infligés par mes camarades, les retenues, les coups de crayons rouges qui barraient mes devoirs, et parfois même les coups de canne du directeur, lorsque mes notes et mes bulletins étaient particulièrement effroyables, ce qui était souvent le cas. Cet amour précoce des livres, que ma mère m'avait transmis, avait presque disparu. Pour moi, désormais, le monde des mots et des livres n'était plus qu'un champ de mines.

J'ai fait tout ce que les enfants font. J'évitais simplement le champ de mine chaque fois que je le pouvais, et tournais le dos aux livres. J'aimais toujours les histoires, mais je les trouvais dans les comics - The Eagle, Beano et Dandy, dans les bandes dessinées de toute sorte – Tintin était l'une de mes préférées -, ainsi que dans les versions illustrées des grands classiques. Lorsque je trouvais un livre que j'aimais, je le lisais et le relisais indéfiniment – L'île au Trésor de Stevenson a été le premier roman dont je suis tombé amoureux, avec le Livre de la Jungle de Rudyard Kipling. Mais ce qui m'amusait le plus et m'apportait la plus grande satisfaction, c'était le rugby et le cricket dans lesquels j'excellais (mon ambition, à cet âge, n'était pas du tout d'être écrivain, mais de jouer dans l'équipe de rugby d'Angleterre. Malheureusement pour moi, et malheureusement pour L'Angleterre, ça ne s'est jamais fait). Les livres – à la grande déception de ma mère et de mon beau-père - étaient presque complètement abandonnés.

Pourtant, au cours de mes études secondaires, j'ai eu un professeur qui a essayé inlassablement de m'encourager à lire, en me rappelant qu'il y avait autre chose dans la vie que le rugby. Puis, à l'université, au King's College de Londres, j'ai eu un professeur qui s'est assis un jour sur son bureau et a lu un extrait de Sire Gauvain et le Chevalier Vert, et il l'a lu avec une passion et une intensité qui m'ont rappelé ma mère. Ces grands professeurs ont su entretenir les braises de mon amour d'enfance pour les histoires. Je leur dois beaucoup. Et je suis revenu aux livres, non pas tant comme lecteur, et certainement pas comme écrivain, mais comme professeur.

Après une brève période passée dans l'armée, je me suis retrouvé instituteur, non que j'aie été, je dois le dire, poussé par le sens aigu d'une quelconque mission, mais simplement parce que c'était un travail que je pensais pouvoir faire assez bien, et qui pourrait me plaire. C'était aussi, chose non négligable, une façon de gagner ma vie. Je me suis alors aperçu qu'en fait j'aimais énormément ce métier, et j'ai découvert que je pouvais vraiment communiquer avec les enfants de ma classe d'une façon significative. Mais plus j'enseignais, plus je voyais qu'il était difficile de s'occuper de chaque enfant de la classe, que trop d'entre eux ne tiraient aucun bénéfice de leurs études, quoi que je fasse, et malgré mon enthousiasme. J'ai compris, au bout d'un moment, et après une certaine expérience, que le seul moyen sûr de retenir vraiment leur attention, de faire en sorte que leur cœur et leur esprit se tournent vers moi, était de leur lire des histoires passionnantes. Il me fallait les lire comme les avait lues ma mère, ou comme mon professeur à l'université, avec un engagement total. Je me suis alors aperçu que je ne faisais pas semblant d'être passionné par l'histoire que je leur lisais, que je l'étais vraiment, et que ça se voyait. Les enfants le sentaient, et partageaient mon enthousiasme. Je suis donc redevenu un lecteur, en lisant aux enfants de ma classe.

Mais même ainsi, ça ne se passait pas toujours bien – et de là vient une histoire, une histoire qui a changé le sens de ma vie. Un après-midi, j'ai commencé à lire une nouvelle histoire aux enfants. Je voyais qu'elle ne leur plaisait pas du tout. J'en ai parlé à Clare, ma femme, professeur elle aussi, qui m'a conseillé d'abandonner cette histoire si elle ne fonctionnait pas, et d'en raconter une de mon cru. "Inventes-en une", m'a-t-elle dit. J'ai trouvé que c'était un bon conseil. Je suis donc resté éveillé toute la nuit, comme cela m'arrivait souvent, et le matin, j'avais ébauché une histoire à moi. L'après-midi suivant, j'ai essayé de la dire en classe. C’était à la fois terrifiant et excitant. Je m'étais investi dans cette histoire. Il fallait que ça marche. Je l'ai donc racontée sans hésiter, croyant avec force à chaque mot que je prononçais. Au bout de quelques instants, ils étaient aussi impliqués dans l'histoire que je l'étais moi-même, et ils l'étaient tous. C'est pourquoi, les semaines et les mois suivants, je leur ai raconté d'autres et d'autres histoires encore de mon invention. Le bruit a circulé dans la cour de récréation, et la directrice a bientôt entendu parler des histoires de M. Morpurgo. Elle est venue un vendredi après-midi, je m'en souviens, s'est assise au fond de la classe et a écouté. Ensuite, elle m'a dit: "C'est excellent, Michael, vraiment excellent. Je veux que tu m'écrives cette histoire, et que tu me la donnes lundi matin. J'ai une amie qui travaille dans l'édition. Pourquoi ne lui enverrait-on pas ton texte?" C'est donc ce que j'ai fait. Et c'est ainsi que je suis devenu… un vrai écrivain, non pas volontairement, mais par un heureux concours de circonstances.

Il ne fait aucun doute que mes premières tentatives s'inspiraient fortement de mes propres souvenirs d'enfance, et de notre vie de famille. C'étaient des histoires courtes, un petit roman ou deux, avec des thèmes sans prétention, des histoires essentiellement écrites pour les enfants ou sur des enfants, au rythme rapide, à lire d'une traite, pourrait-on dire. Mais pour moi elles étaient importantes, car chacun de ces textes m'aidait à trouver ma voix, à tisser peu à peu mes histoires, à prendre confiance en moi. Les histoires que j'écrivais étaient publiées, si bien que, tout en continuant d'enseigner, je commençais aussi à me projeter en tant qu'écrivain potentiel.

C'est à peu près à cette époque que nous avons décidé, Clare et moi, d'aller nous installer dans le Devon avec nos enfants, pour y fonder une association à but éducatif que nous avons appelée Farms For City Children – Fermes pour les enfants des villes – qui inviterait des enfants habitant dans les grandes villes à venir vivre et travailler dans une ferme pendant une semaine. Nous aurions des groupes scolaires de trente à quarante élèves accompagnés de leurs professeurs, qui se transformeraient en véritables paysans, trayant les vaches, nourrissant les porcs et les veaux, plantant des arbres, arrachant les pommes de terre, et nous travaillerions avec eux. Ces enfants, involontairement, sont devenus la source d'inspiration de bien des histoires que j'écrirais par la suite.

C'est également à cette époque que j'ai commencé à me dire que je pourrais peut-être relever le défi d'écrire un livre situé dans le passé, dans un monde sur lequel j'aurais la possibilité de me documenter, mais en restant dans le domaine de l'imaginaire. Pour la première fois, je quittais le confort de ma propre expérience. Ce n'était pas parce que j'étais soudain devenu courageux, parce que j'avais décidé qu'il était temps d'aller plus loin, ou de mener des expériences. L'écriture de Cheval de Guerre a été le résultat d'une série de hasards heureux. Pendant un certain temps, j'avais été fasciné et horrifié par quatre petits dessins que nous avions découverts au fond d'une malle dans le grenier de notre maison. Nous ne savons toujours pas très bien comment ils ont pu atterrir là. Ils faisaient partie, je crois, d'un héritage familial, mais personne dans la famille ne se rappelait les avoir vus auparavant – tout cela était très étrange. Il s'agissait de scènes de la Première Guerre Mondiale, qui montraient la cavalerie britannique sur un champ de bataille. L'une représentait des chevaux qui mangeaient, l'autre des chevaux prêts à charger, une autre encore un escadron de cavalerie qui attaquait une position allemande sur une colline enneigée, l'infanterie ennemie tirant sur eux derrière des fils de fer barbelés. De nombreux chevaux et soldats avaient été pris dans les barbelés et étaient en train de mourir. Ces images terribles sont restées longtemps dans ma tête. Ce que je connaissais de la Première Guerre Mondiale venait de poèmes de Siegfried Sassoon, de Wildred Owen et d'Edward Thomas, de livres tels que À l'ouest, rien de nouveau de Erich Maria Remarque, et de films, bien sûr. À présent, je voulais en savoir plus, notamment sur le rôle joué par les chevaux pendant la guerre. J'ai appelé The Imperial War Museum de Londres, pour demander s'ils savaient combien de chevaux avaient été tués au cours de ce conflit. Entre un et deux millions m'ont-ils répondu, et cela uniquement du côté britannique. Il était donc raisonnable de penser, à partir de ces chiffres, que les chevaux avaient subi les mêmes pertes que les soldats eux-mêmes. Toutes armées confondues, plus de dix millions de soldats étaient morts, et donc dix millions de chevaux aussi, qui comme les soldats avaient été taillés en pièces, criblés de balles, noyés dans la boue, emportés par la maladie ou l'épuisement. Ils avaient souffert comme les hommes avaient souffert. Puis, un soir – cela devait être aux alentours de 1982 – je me trouvais dans le pub de mon village, le Duke of York's, et j'ai vu, assis près du feu, un vieil homme qui devait avoir dans les quatre-vingts ans, dont je savais qu'il avait fait la guerre quand il était jeune. Devant une bière, j'ai engagé la conversation avec lui. Je lui ai demandé dans quel régiment il avait servi. "Le régiment de Cavalerie du Devon", m'a t-il répondu, "j'étais avec les chevaux". Ce qu'il m'a raconté dans l'heure qui a suivi m'a donné le sentiment que je devais écrire un livre sur un cheval au cours de cette guerre. Il m'a raconté sa vie au front avec son cheval, comment il était devenu son ami, comment il se confiait à lui lorsqu'il lui donnait à manger, lorsqu'il le montait, lorsqu'il l'étrillait, comment il lui avouait ses peurs et ses espoirs les plus profonds. Il me disait que son cheval l'écoutait, l'écoutait vraiment. J'ai été très ému par cette histoire, touché qu'il me l'ait confiée, j'ai même eu le sentiment qu'il me la transmettait, que j'en étais le dépositaire - il n'avait jamais parlé de ces choses-là ni à sa femme ni à personne d'autre, ai-je appris par la suite.

Après cette conversation, l'histoire de Joey a commencé à se construire dans ma tête, l'histoire d'un cheval de ferme dans le Devon, vendu contre la volonté d'Albert qui avait grandi avec lui, utilisé par la cavalerie Britannique, capturé par les Allemands et utilisé par eux pour tirer des canons ou des ambulances, puis envoyé passer l'hiver dans une ferme française, où il est soigné par Emilie, la petite fille du paysan. J'avais imaginé cette histoire, mais je n'avais pas encore trouvé avec quelle voix la raconter. Je savais que je voulais la raconter à la première personne, en faisant parler le cheval, de telle sorte que la guerre soit perçue du point de vue d'un observateur neutre. Non pas dans une perspective britannique, française, ou allemande, mais comme l'histoire d'une souffrance universelle, l'histoire de ce conflit qui fut atroce de tous les côtés. Je craignais, cependant, de ne pas pouvoir y arriver sans être trop sentimental.

C'est l'un des enfants des villes venus à la ferme qui m'a donné confiance, en me convainquant que je pouvais me lancer et écrire Cheval de Guerre de cette manière, par la voix du cheval. Une fois par semaine, le soir, j'allais au Victorian Manor House où les enfants étaient logés, et je leur lisais une histoire devant la cheminée. Je me rappelle que je remontais l'allée qui y menait, par une nuit de novembre sombre et froide. En entrant dans la cour de l'écurie, j'ai entendu quelqu'un parler. À la lumière qui venait du dehors, j'ai vu un jeune garçon, en pantoufles, qui parlait au cheval, en le tapotant, et en le caressant. Je suis resté hors de vue, à écouter, et à observer. Il racontait au cheval tout ce qu'il avait fait à la ferme ce jour-là, et j'ai vu tout de suite que le cheval l'écoutait, qu'il l'écoutait vraiment. C'est de l'imagination, penserez-vous. Pas du tout. C'est banal, penserez-vous. Pas du tout, car les professeurs qui accompagnaient les enfants m'avaient dit que ce garçon – Billy - n'avait pas prononcé un mot depuis qu'il était arrivé à l'école, plus de deux ans auparavant, qu'il était affecté d'un terrible bégaiement, et que de ce fait, il ne parlait tout simplement pas. Et pourtant, il était là, en train de parler au cheval, les mots coulant d'entre ses lèvres sans la moindre trace de bégaiement, tandis que les oreilles du cheval remuaient d'un côté et de l'autre, écoutaient, sans aucun doute, écoutaient. Je suis allé chercher les professeurs, car je voulais qu'ils soient témoins de cette scène. Nous sommes restés là, dans l'obscurité, émerveillés, pendant que Billy racontait son histoire, et que le cheval l'écoutait. J'ai compris alors qu'il n'y avait rien de sentimental dans tout cela, qu'il y avait une véritable entente, une véritable compréhension entre le garçon et le cheval. Dès le lendemain, je commençais à écrire Cheval de Guerre.

Ce livre a été le premier de mes romans qui a été publié en France chez Gallimard, ainsi qu'aux Etats-Unis, et dans beaucoup d'autres pays. Il n'a eu qu'un modeste succès, cependant, a reçu de bonnes critiques, mais a été rarement acheté. Il a presque gagné un prix, et, chose beaucoup plus importante, il semblait être très apprécié de ceux qui le lisaient. Un grand ami, le Poet Laureate (1) de Grande-Bretagne à l'époque, Ted Hughes, l'ayant lu lui aussi, m'a donné la plus grande des accolades, et un immense encouragement. Il m'a dit: "C'est un bon livre, Michael, mais tu vas en écrire un autre encore meilleur". Ce roman a été largement ignoré dans les librairies, mais on le trouvait sur les étagères des bibliothèques, et il est resté heureusement disponible pendant plus de vingt-cinq ans.

Ensuite, j'ai eu un sacré coup de chance. Je crois que les livres, comme leurs auteurs, ont besoin de chance. Il y a quatre ans, il a été choisi par le National Theatre de Londres, pour être adapté au théâtre. Le travail de metteurs en scène courageux et talentueux, d'un compositeur et d'un décorateur brillants, de merveilleux acteurs et de marionnettistes d'un génie exceptionnel, ont transformé Cheval de guerre, le livre, en un événement théâtral unique, qui a été vu jusqu'à maintenant par 150 000 spectateurs à Londres, fait toujours salle comble au bout de trois ans, et doit être présenté à New York dans un avenir proche. (J'ai hâte que la pièce soit également jouée à Paris et à Berlin). Le livre, bien sûr, a trouvé ainsi des milliers de nouveaux lecteurs. Mais ça, c'est de l'histoire récente. Après la publication de Cheval de Guerre dans les années quatre-vingt, en revanche, il n'y avait pas une très forte demande pour mes livres, même si chaque nouveau titre rencontrait de plus en plus de lecteurs. Le Jour des baleines, le premier de mes romans situés dans les îles Scilly, a été adapté au cinéma, mais le film n'était pas bon. On ne peut avoir de la chance à chaque fois. J'ai écrit sur la France aussi, ma seconde patrie. Anya se situait entièrement en France, au moment de l'occupation allemande pendant la Seconde Guerre Mondiale. C'est un roman qui était en grande partie inspiré par l'expérience de mon oncle Francis, qui était agent secret en France, ainsi que par des amis français qui me parlaient très librement de ce qu'ils avaient vécu sous l'occupation. Puis il y a eu Le Naufrage du "Zanzibar", une autre histoire qui se passe sur une île – je pense que cette obsession des îles doit beaucoup à ma passion pour L'île au Trésor, lorsque j'étais enfant. Mes livres voyagent énormément, géographiquement parlant: en Chine, au Tibet et en Inde pour Le roi de la forêt des brumes; en Afrique du Sud pour Le lion blanc; de nouveau en France, dans les Pyrénées, pour L'ours qui ne voulait pas danser; en Andalousie, en Espagne, pour Toro! Toro!, et enfin dans une autre île du Pacifique pour Le royaume de Kensuké.

Tous ces livres trouvent leur origine dans des endroits réels, dans des mondes réels – je n'ai jamais eu l'envie d'inventer des mondes, ni l'imagination suffisante. J'ai besoin que les histoires soient enracinées dans la réalité, dans des événements qui m'ont ému, qui m'ont attristé, qui m'ont passionnément intéressé. Je ne cherche pas ces sources d'inspiration, mais je garde mes antennes en alerte à tout moment, les oreilles ouvertes, les yeux ouverts, le cœur ouvert. Parfois, quelque chose déclenche l'histoire suivante – une conversation fortuite, un article de journal, une biographie, ou un livre d'histoire que j'ai lu, un film que j'ai vu, et dans le cas du Royaume de Kensuké, la lettre d'un jeune garçon.

"Cher M. Morpingo", commençait-il, "Je viens de lire votre livre Le naufrage du "Zanzibar", qui raconte l'histoire d'une petite fille vivant sur une île. Je l'ai beaucoup aimé. C'était bien mieux que les aventures de Harry Potter " (Jusque là, tout allait bien). "Mais", poursuivait-il, "il y a une chose que je n'aime pas dans ce livre. C'est qu'il s'agit d'une fille, et moi je suis un garçon. S'il vous plaît écrivez une histoire sur un garçon qui se retrouve tout seul sur une île déserte." Quelques mois auparavant, j'avais découpé un article sur un soldat japonais qui était resté pendant vingt-huit ans sur une île du Pacifique à la fin de la Seconde Guerre Mondiale. J'avais rencontré, au cours d'une soirée, un homme qui avait parcouru le monde sur un voilier pendant cinq ans, en compagnie de sa femme, de son fils, et d'un chien. Il n'est pas difficile, avais-je pensé, de faire tomber le garçon par-dessus bord, et de l'amener sur une île où il se croirait seul et où il mourrait de faim jusqu'à ce qu'il trouve un matin une assiette de fruits devant sa grotte, jusqu'à ce qu'il rencontre un ancien soldat japonais, Kensuké, dont il devrait désormais partager le royaume. Pour moi, c'est ainsi que naissent les histoires.

Chaque fois, c'est en entrelaçant divers événements, endroits, personnages, souvenirs, que j'arrive à écrire mes histoires. Une visite à Vauvenargues, près d'Aix en Provence, m'a inspiré Rencontre avec Cézanne; Les musiciens que les nazis obligeaient à jouer dans les camps de concentration pendant la seconde guerre mondiale, et le petit garçon qui écoutait un violoniste des rues à Venise, se sont confondus en une vision dérangeante d'enfer et de paradis pour donner Plus jamais Mozart. Le tsunami de 2004, et la récente guerre en Irak, ainsi que la destruction de la forêt tropicale, se sont combinés pour inspirer mon dernier roman Running Wild (dont j'attends avec impatience de connaître le titre français!), un roman qui est un hommage à la fois aux livres préférés de mon enfance - L'enfant d'éléphant et Le livre de la jungle, tous deux de Rudyard Kipling, bien sûr - et au grand poème que ma mère me lisait souvent Tigre, Tigre de William Blake. Ainsi, de même que je suis devenu écrivain à la suite d'un hasard heureux, je dois dire que chacune de mes histoires est également née d'un hasard heureux, d'une chance, d'une circonstance favorable, appelez ça comme vous voudrez.

Je suis par nature un écrivain instinctif. Lorsque j'écris, je ne pense à rien d'autre qu'à l'histoire elle-même. Je me perds tout simplement dans le monde que j'ai créé, et les personnages que j'ai inventés. Pendant que j'écris, je suis chacun d'eux. Je suis Gauvain dans ma version de Sire Gauvain et le Chevalier vert, je suis Kensuké dans Le Royaume de Kensuké, ou Will, le petit garçon qui s'est réfugié sur son éléphante dans la forêt tropicale de Running Wild. Je deviens mes personnages, puis j'essaie de permettre aux événements de l'histoire de suivre leur cours. Mon intention n'est pas de jouer à Dieu, mais de laisser les personnages découvrir leur propre destin.

Pendant tout le temps où je tisse une histoire, le fait de penser à mes lecteurs serait une distraction, et une inhibition. Je sais aussi que si je devais prendre en considération l'âge probable de mes lecteurs, je risquerais de finir par les traiter avec condescendance. Aucun enfant de neuf-dix ans n'est semblable à un autre. L'expérience que chaque lecteur apporte en lisant un livre lui est particulière, de même que sa compréhension du monde, de lui-même, et du vocabulaire. Je ne cible donc jamais mes histoires. Je les raconte simplement au fil des pages pour moi, pour l'enfant qui est en moi, et pour l'enfant qui est devenu adulte en moi. Les meilleurs titres de ce qu'on appelle "les livres pour la jeunesse" peuvent être immensément appréciés par les enfants-adultes aussi, même les albums. Il suffit de penser à Max et les maximonstres de Maurice Sendack, ou à Clown de Quentin Blake. Ou encore aux grands classiques comme Alice au pays des merveilles de Lewis Carol, Le petit prince d'Antoine de Saint-Exupéry. C'est ce genre d'histoires, qui exercent une fascination universelle, une fascination durable, que j'admire le plus. Je n'écris pas pour que mes livres deviennent eux aussi des classiques, mais je serais très heureux si l'un ou deux d'entre eux parvenait à réunir adultes et enfants, et peut-être durer assez longtemps pour que les petits enfants de mes enfants les aiment.

J'ai eu de nombreux rôles (et porté plusierus casquettes) dans ma vie, petit garçon, homme, époux, père, grand-père, étudiant, soldat, professeur, paysan, écrivain, homme de spectacle. Chacun d'entre eux a trouvé sa voie dans mes histoires, d'une façon ou d'une autre. Mais sans aucun doute, c'est le contact avec les enfants, et en particulier avec l'éducation des enfants, qui a été la force motrice de mon écriture. Pour commencer, j'étais un enfant, bien sûr, et je ne l'oublie jamais, un enfant qui adorait les histoires, puis a perdu son amour pour elles, avant de les redécouvrir en tant qu'enseignant, et en tant que parent. J'observais le pouvoir que les histoires pouvaient avoir sur la vie des enfants, comme elles les éveillaient, les enrichissaient, comme elles les aidaient à apprendre, à comprendre, à prendre conscience, à s'identifier, comme elles étaient essentielles à leur développement. Je voyais ce que nous savons tous, à la fois par les recherches menées dans ce domaine et par l'expérience quotidienne, que si les enfants ne deviennent pas des lecteurs, leurs chances d'accomplissement dans la vie sont diminuées d'autant. Je sais que sans l'amour des livres, l'habitude des livres, les perspectives sont moins nombreuses, les visions plus étroites, les horizons limités. Ce n'est pas un hasard si tant de gens qui finissent en prison sont illétrés. J'ai passé une grande partie de ma vie de professeur à essayer de trouver les moyens d'enrichir la vie des enfants, de leur donner le goût des mots. Je les ai encouragés de mon mieux à s'exprimer, à développer leurs idées, aussi bien oralement qu'à travers les mots écrits sur une page. Par ailleurs, lorsque nous avons fondé Farms For Children, Clare et moi, nous avons cherché à élargir leurs expériences d'une autre façon, en leur permettant de mûrir d'un point de vue affectif, intellectuel et physique. Tout est lié. À mes yeux, pour un enfant, une semaine à la ferme, c'est comme un bon livre – une expérience qu'on n'oublie pas, et qui fait partie intégrante de soi.

Je me suis rendu compte de plus en plus que beaucoup d'enfants n'ont pas la possibilité de devenir des lecteurs, que leur besoin vital de littérature, aussi vital que le sang lui-même, est entièrement ignoré. Nombre d'entre eux ont des parents qui ne leur lisent jamais rien. Nombre d'entre eux vont dans des écoles où développer le goût de la littérature n'est pas une priorité, où les professeurs utilisent simplement les livres comme des outils éducatifs, où les bibliothèques sont soit inexistantes, soit très ennuyeuses. Et nous vivons dans une société où la technologie est portée aux nues, où la littérature est souvent vue comme dérisoire, ou même déplacée. Souvent ignorée, parfois méprisée (ironie de la chose, même par l'establishment littéraire), la littérature pour enfants, jusqu'à une période récente, a toujours végété dans l'obscurité, cachée au fond des librairies.

De nombreux écrivains pour la jeunesse (dont je suis) savent combien il est essentiel de transmettre aux enfants la passion de la littérature. Des centaines d'écrivains, de conteurs, de poètes, de compagnies théatrales vont dans nos écoles, presque comme des missionnaires de la littérature. En France, dans des centaines de villes, grandes ou petites, il y a des Salons du livre de jeunesse. En Grande-Gretagne, nous avons d'importants festivals littéraires, où les auteurs jouent un rôle très important afin de susciter l'intérêt pour les livres et de les faire connaître, aussi bien chez les enfants que chez les parents. Nous avons également des semaines du livre dans les écoles, principalement consacrées à la promotion de la lecture. Ces auteurs apportent une immense contribution à la vie culturelle des jeunes. Mais ce n'est pas suffisant. Des millions d'enfants continuent de ne pas lire, n'éprouvent pas la joie que donnent les livres dans la vie. Le fossé entre les lecteurs et les non-lecteurs semble s'élargir de jour en jour en dépit de tous nos efforts.

Voilà pourquoi l'institution d'un National Children's Laureate (2) a été créé en Grande-Bretagne il y a une dizaine d'années. Hasard heureux, d'une certaine manière, comme une grande partie de ce qui m'est arrivé dans la vie, tout a commencé par une remarque en passant que j'avais faite au Poet Laureate (1), Ted Hughes, après un dîner, un soir, autour d'un verre de Bordeaux. Je me plaignais de la place ingrate qu'occupait la littérature de jeunesse dans notre pays. Il pensait également qu'il était absurde que les textes qu'il avait écrits pour les enfants aient été considérés comme moins importants que sa poésie pour les adultes.

"Eh bien, dis-je, tu es le Poet Laureate du Royaume Uni, n'est-ce pas? Pourquoi n'aurions-nous pas nous aussi un Children' Laureate? Quelqu'un qui puisse brandir l'étendard de la jeunesse, souffler dans la trompette, faire résonner les cymbales, et crier du haut des toits que nous ne pouvons espérer avoir un peuple lettré et convenablement éduqué, si la littérature pour enfants n'est pas appréciée à sa juste valeur, et si on ne lui donne pas la place qu'elle mérite au cœur de notre culture. Ted Hughes a écouté attentivement. Puis il a répondu: "C'est une excellente idée, allons-y!" Le lendemain, il écrivait au ministre des Arts à Buckingham Palace, à la librairie Waterstones pour qu'elle sponsorise le projet, tandis que moi-même j'écrivais à des amis dans le monde de la littérature pour la jeunesse afin de faire bouger les choses. Un an plus tard, notre premier Children's Laureate était nommé, le grand Quentin Blake. Malheureusement, Ted Hughes était mort entre temps. Mais le projet qu'il a aidé à mettre en œuvre continue. Cinq Children's Laureates ont occupé cette fonction jusqu'à présent, chacun pendant deux ans, chacun tenant haut la bannière des livres pour enfants - Quentin Blake, Anne Fine, moi-même, Jacqueline Wilson, Michael Rosen, et Anthony Browne. Le Children's Laureate, l'extraordinaire floraison de la littérature pour la jeunesse, le phénomène Harry Potter de J.K. Rowling, Les Royaumes du nord de Philip Pullman et autres chefs-d'œuvre, ont considérablement développé la connaissance de ce qu'il y a de mieux dans la littérature pour la jeunesse. Toutefois, il y encore trop d'enfants qui ne lisent pas. Il faut donc continuer notre travail!

La plus grande contribution qu'un écrivain puisse apporter, bien sûr, c'est d'écrire d'excellents livres, de les écrire avec tout son cœur, de raconter ce qu'il découvre, de faire passer sa vision du monde, soit tel qu'il le voit, soit tel qu'il pense qu'il devrait être. Je crois que c'est quand je sens mon histoire avec le plus d'intensité, quand je raconte avec le plus de passion une chose à laquelle je tiens profondément, que j'écris le mieux. Il peut s'agir de deuil, de chagrin, de guerre, de souffrance, comme dans Soldat Peaceful, ou dans Seul sur la mer immense. Il peut s'agir de l'inhumanité de l'homme pour l'homme comme dans Plus jamais Mozart, ou de la destruction de la planète comme dans Running Wild. Mais quel que soit l'endroit où mon histoire m'emmène, quelles que soient la difficulté ou la noirceur du thème, il y a toujours de l'espoir et de la rédemption, non pas pour plaire aux lecteurs qui aiment que les histoires finissent bien, mais parce que, au fond, je suis un optimiste. Je sais que le soleil se lèvera le matin, qu'il y a une lumière au bout de chaque tunnel, que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, et que les livres, les histoires, peuvent jouer leur rôle pour créer le monde meilleur auquel nous aspirons tous.

Michael Morpurgo

Texte publié dans La Revue des livres pour enfants, en décembre 2009, n°250. Traduction de Diane Menard.

1) Poet Laureate: Ambassadeur de la littérature et de la poésie. Poste officiel créé au Royaume Uni.

2) Children's Laureate: Ambassadeur de la littérature de jeunesse.

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