La Pléaide

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Manuscrit autographe de Casanova, conservé à la BNF
Les coulisses de la Pléiade

Aux pieds de Casanova

La lettre de la Pléiade n° 51

Qui a lu l’Histoire de ma vie dans l’édition parue en mars dernier a dû remarquer un dispositif peu fréquent dans la Pléiade : au bas des pages courent des notes et des variantes, parfois les unes, parfois les autres, parfois les deux. Ces notes et variantes dites « infrapaginales » ou « de pied » (les Anglo-Saxons parlent de footnotes) ne remplacent pas les notes imprimées à la fin du volume. Elles ont respectivement une autre fonction et un autre statut. Cela mérite un mot d’explication.

Une certaine idée de la collection.

La règle est simple et connaît peu d’exceptions. Dans la Pléiade, l’appareil critique est proposé, non imposé. Sa place n’est pas au bas des pages. Il en a toujours été ainsi pour les notes et variantes, et c’est le cas depuis une trentaine d’années pour les notices. (Avant cela, il arrivait qu’elles soient imprimées avant le texte qu’elles présentent : voyez La Comédie humaine, par exemple.)

Quant aux quelques exceptions, elles concernent les textes sacrés ou assimilés (écrits intertestamentaires, apocryphes chrétiens…), et des traités philosophiques relevant de civilisations non européennes : placer, dans ces volumes, les notices avant le texte et les notes en pied de page, c’est à la fois s’inscrire dans une tradition éditoriale bien établie et donner au lecteur, immédiatement, les pistes indispensables à l’intelligence d’œuvres souvent déroutantes. Mais il faut le répéter : c’est exceptionnel.

Le principe général de séparation entre l’œuvre et son annotation est sous-tendu par une certaine idée de la collection. Si les volumes de la Pléiade peuvent devenir des instruments de travail, ils sont avant tout, et pour le plus grand nombre, des objets de plaisir. Le soin apporté à l’établissement des textes ou des traductions, mais aussi à la clarté et à l’élégance des différents niveaux de titres, serait vain si l’on n’offrait au lecteur la possibilité d’accéder à ces textes dans leur nudité, sans rien qui oriente la réception de l’oeuvre ou interfère avec le plaisir d’une lecture naïve. À charge pour le lecteur curieux de se reporter quand il le souhaite, et s’il le souhaite, à la fin du volume, où l’attendent d’enrichissantes informations.

Mais alors, pourquoi Casanova… ? — Nous l'allons voir tout à l’heure —

Les conditions du plaisir.

Les notes infrapaginales figurant dans l’Histoire de ma vie clarifient des difficultés linguistiques. Les « notes de langue » sont habituelles dans la collection, mais elles sont généralement mêlées, en fin de volume, au reste de l’annotation. Elles peuvent être nombreuses pour les textes classiques. Le français évolue, des mots sortent de l’usage, d’autres changent de sens. Il faut en informer le lecteur. L’évolution de la langue touchant également la syntaxe, des tournures jadis courantes nécessitent des éclaircissements.

Pourquoi des notes plutôt qu’un glossaire ? Parce qu’un petit dictionnaire n’aiderait pas à décrypter les mots dont le sens varie sans cesse (fantaisie, par exemple, signifie selon les occurrences «imagination», «chose imaginée», «esprit», «pensée», «volonté», «sentiment» ou «bizarrerie») ni les faux amis, ces vocables semblables aux nôtres mais dont le sens a changé insensiblement. Quand un contemporain de Louis XIII déclare qu’une femme est discrète, il évoque moins la réserve de la dame que son caractère avisé. Et les visionnaires auxquels Desmarets de Saint-Sorlin consacre une pièce en 1637 ne sont pas des extra-lucides, mais des fous. Si de tels mots ne portent pas d’appel de note, ils risquent fort d’être mal compris.

Il reste que les notes de langue placées dans l’appareil critique ne sont utilisables que si l’on ne doit pas les consulter à chaque instant. Or, la connaissance du français classique n’étant plus ce qu’elle était, en particulier chez les nouvelles générations, le nombre de ces notes s’accroît. Lorsqu’on a pour ambition d’offrir à un lecteur cultivé, mais pas nécessairement agrégé de grammaire, un accès aisé et agréable aux grands textes, il faut en tirer les conclusions.

Pour l’ancien français (XIIe-XIVe siècle), les éditions sont bilingues. Pour le moyen français (fin du Moyen Âge et Renaissance), il faut tantôt traduire (Villon, par exemple), tantôt proposer une annotation «immédiate» ; ce n’est plus d’un complément d’information que le lecteur a besoin mais, dix ou quinze fois par page, d’une note lui permettant de comprendre ce qu’écrivent Rabelais ou Montaigne : non pas les enjeux de leur œuvre, mais la lettre même de leurs textes. D’où ces notes de bas de page succinctes, à quoi s’ajoute la traduction des citations latines ou grecques, que les lecteurs sont à présent peu nombreux à décrypter sans aide.

Cette mesure a été étendue à un auteur du XIIe siècle, et non des moindres, puisqu’il s’agit de Molière. Le pied de page y est plus léger que chez Rabelais, mais non moins utile. Il suffit de se rendre au théâtre pour constater qu’une partie du public rit à contretemps à certains traits comiques, parce qu’il comprend mal un texte où amitié signifie «amour» et tout à l’heure «sans délai». Les prochains volumes consacrés à des écrivains du Grand Siècle adopteront d’ailleurs ce dispositif. Ne pas le faire, ce serait, à moyen terme, se résoudre à ce que certains de nos auteurs les plus importants ne soient plus lus pour le plaisir. Cette évolution n’est donc pas une trahison de la formule de la collection ; elle offre le moyen de continuer à accomplir la tâche que celle-ci s’est assignée.

Casanova — nous y voilà — n’est pas un écrivain du Grand Siècle. Il écrit à la fin du XVIIIe dans une langue, le français, qui n’est pas sa langue maternelle. Son texte peut donc présenter pour un lecteur du XXIe siècle des difficultés de deux ordres : d’une part, il est tributaire d’un état de la langue vieux de 220 ans, dans lequel lancer un lardon veut dire «se montrer sarcastique» et où prétendre une satisfaction signifie «demander réparation» ; d’autre part, il contient des bizarreries dues à l’origine italienne de l’auteur. Quand celui-ci écrit que tel abbé s’était recouvré («réfugié») dans un palais, il a en tête la formule correspondante en italien, essersi ricoverato. Et s’il parle de raisons excogitables («imaginables»), c’est qu’il calque son français sur l’italien escogitabili.

En somme, il n’écrit pas mal, comme on l’a trop dit ; il écrit dans une langue d’adoption qui n’est plus tout à fait la nôtre et qu’il enrichit du souvenir de sa langue maternelle. Cet idiome personnel est l’un des charmes de l’Histoire de ma vie. Mais il peut provoquer des malentendus, sur la valeur de l’écrivain ou sur celle de l’édition. Choisir de ne jamais le retoucher, et fournir en pied de page les informations nécessaires à sa compréhension, c’est à la fois rendre justice à l’auteur et veiller à ce que rien n’entrave le plaisir du lecteur. Sans faire dépendre ce plaisir de questions d’érudition : les autres notes, celles qui apportent un complément d’information littéraire, historique, philosophique, etc., restent à leur place, in fine.

Le plaisir du repentir.

Casanova est donc le seul écrivain du XVIIIe dont l’œuvre bénéficie dans la Pléiade de notes de langue infrapaginales. Un tel procédé serait sans utilité chez Diderot, par exemple. Mais on l’a vu, l’Histoire de ma vie est un cas particulier.

Autre particularité de cette oeuvre : elle n’a pas été publiée par son auteur, elle est inachevée et nous est parvenue dans un seul manuscrit, inégalement mis au point selon ses parties. Pour autant, on ne se trouve pas face à un texte écrit à la diable. Casanova se corrige, amende sa rédaction, surveille sa phrase.

Il élimine ainsi quelques-uns de ses italianismes. Une jeune fille l’invite-t-elle à découvrir la bague qu’elle a cachée sous ses vêtements (ce sont des choses qui arrivent dans l’Histoire de ma vie), il «visite ses poches», «la trousse honnêtement» puis, n’ayant rien trouvé, «rebaisse sa soutane»… avant de se raviser, de se rappeler que l’italien sottana correspond au français «jupe» ou «jupon», et de corriger en «je rebaisse son jupon», privant ainsi le lecteur d’une équivoque plaisante.

Il modifie aussi son texte lorsqu’il a commis des erreurs (notamment de date) ou quand le temps écoulé entre la première rédaction et la relecture a rendu son propos périmé. Ainsi, «ce fameux M. Angelo Querini d’Altichiero» «vit encore» lors de la première rédaction, mais «mourut de mort subite l’année passée» dans l’ultime version : détail infime, mais il permet de dater de 1796 la révision du chapitre.

Le passage du temps est également sensible lorsque Casanova évoque la Révolution. Il commence à écrire ses mémoires en 1790. Au tome III, rédigé probablement quelques mois plus tard, on lit : «Dans ce temps-là [sous Louis XV] les Français s’imaginaient d’aimer leur roi […] : aujourd’hui il est devenu dinaste, leur premier fonctionnaire . Plus tard, Casanova se corrige une première fois : «aujourd’hui ils veulent le voir pendre». Louis XVI est donc toujours en vie lors de cette révision, qui doit être postérieure au 10 août 1792 et antérieure au 21 janvier 1793. Dans la version définitive, enfin, alors que le roi, la reine et les conventionnels ont quitté la scène, une amère ironie colore le texte : «Dans ce temps-là les Français s’imaginaient d’aimer leur roi […] : aujourd’hui on est parvenu à les connaître un peu mieux.»

Toutes ces corrections, rappelons-le, sont portées sur un même manuscrit. L’œuvre se confond avec ce document. Son inachèvement et les inégalités de sa mise au point font que les repentirs de l’auteur n’ont pas le même statut que ceux (par exemple) d’un Balzac qui récrit ses romans sur épreuves, les publie et, pour finir, annote un exemplaire imprimé (le célèbre «Furne corrigé») qui s’impose comme texte de référence, rejetant les états antérieurs dans une sorte de préhistoire. Chez Casanova, l’œuvre demeure in progress et l’auteur, au travail.

Aussi a-t-on choisi, dans un souci de fidélité au manuscrit, de ne pas rejeter les repentirs et biffures dans l’appareil critique, mais de publier ceux qui étaient dignes d’intérêt en pied de page. L’espace du feuillet autographe se trouve ainsi transposé sur la page imprimée. On assiste comme «en direct» à la correction du texte par l’écrivain, et l’intérêt objectif de la variante — l’intérêt lié à son contenu — se double du plaisir de percevoir les intentions d’un Casanova attaché à ses opinions, à l’exactitude historique, à la précision stylistique.

Cette disposition particulière a un précédent dans la collection : un cas non pas analogue, mais comparable, et qui — s’il faut tout avouer — était présent à l’esprit des éditeurs de la Pléiade au moment où ils ont élaboré le protocole éditorial d’Histoire de ma vie. Il s’agit de Lucien Leuwen (voir la Lettre n° 29).

Ce roman ne fut jamais publié par Stendhal. Sa version la plus avancée, une copie dictée, n’est que partiellement conservée. Le seul état complet est un manuscrit autographe annoté par l’auteur, qui y consigne les événements de sa vie, les dates auxquelles il corrige son texte, les modifications auxquelles il songe et ses réflexions sur son livre et sur ses personnages. Ces annotations, fort nombreuses, et passionnantes, auraient été difficiles à consulter si elles avaient été détachées de leur contexte. Elles auraient même perdu l’essentiel de leur intérêt. Il fallait soit les éliminer, soit les maintenir en leur lieu. C’est la seconde solution qui a été retenue.

De même, une grande partie de l’intérêt des repentirs de Casanova et la quasi totalité du plaisir éprouvé à leur découverte auraient été perdues si les variantes avaient été publiées en fin de volume. La place faite aux «variantes de fin» a d’ailleurs été considérablement réduite dans la Pléiade, car leur grand nombre nuit à leur consultation — les lecteurs le savent aussi bien que les éditeurs de la collection. Pour autant, ce type de disposition ne deviendra pas la règle. Ce serait souvent matériellement impossible. Surtout, ce ne serait pas justifié pour une œuvre publiée sous le contrôle de l’auteur ou entièrement mise au point par lui : l’œuvre littéraire, on le répète souvent ici, n’est pas égale à la somme de ses états successifs.

Le double «rez-de-chaussée» — biffures et notes de langue — placé aux pieds de Casanova est pour l’instant un hapax et restera une rareté. Mais d’autres œuvres viendront, dont les caractéristiques solliciteront l’imagination des éditeurs et la souplesse de la collection. Ce sera d’ailleurs bientôt le cas avec un autre roman de Stendhal, Lamiel.

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