La Pléaide

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Les Liaisons dangereuses, Laclos
Les aventures du texte

Laclos, Les Liaisons dangereuses

La lettre de la Pléiade n° 43
mars 2011

Nouvelle édition - Parution mars

Il y a des livres dont le succès ne surprend personne. Les Liaisons dangereuses, en 1782, n’est pas de ceux-là. L’auteur, un officier d’artillerie, n’a guère de réputation dans le monde des Lettres. Son libraire prévoit un tirage convenable, mais prudent : 2 000 exemplaires. Le roman sort en mars. On se l’arrache. On le dénonce, on l’admire, on le dénonce en l’admirant. C’est «le mécanisme même de la scélératesse développée dans tous ses ressorts». Chacun fait des «applications» : de quel libertin réel ce « délicieux infâme » de Valmont est-il le portrait ? L’auteur n’est pas épargné : «Parce qu’il a peint des monstres, on veut qu’il en soit un.» Le libraire, lui, ordonne une réimpression. Cela ne fait que commencer.

Il est difficile de cerner les raisons d’un succès. À écouter les premiers lecteurs, celui des Liaisons tiendrait en partie à l’ambiguïté du livre. L’auteur est-il lui-même un Valmont de garnison, ou a-t-il au contraire fait œuvre morale en dénonçant les mauvaises mœurs ? Vaine question : Laclos a très habilement décentré la question morale. Et puis, quand on aurait expliqué les motifs du succès, que dire de sa durée ? Les livres à la mode se démodent ; pas les Liaisons. Très vite, les héros se mettent à vivre dans l’imaginaire du public. Bientôt, ils montent sur le théâtre. Marie-Antoinette chante Les Adieux de la présidente de Tourvel, romance. Les imitations, suites ou « suppléments » fleurissent. Les rumeurs circulent. On aurait interdit la vente de l’ouvrage. Mais la première condamnation attestée date de 1823 : la Restauration n’a pas apprécié cette peinture de la société d’Ancien Régime. Plus tard, la critique marxiste verra dans le roman le pamphlet politique d’un homme déçu par l’aristocratie. Des écrivains, Baudelaire, Gide, Suarès, Giraudoux, Malraux, apportent leur pierre à l’édifice. Et des illustrateurs : à chacun sa lecture, du néoclassicisme aux éclairages les plus crus. On continue à s’emparer des héros de Laclos pour leur faire vivre d’autres aventures. Chez Pascal Quignard, Merteuil exilée rencontre Jane Austen. Certaines incarnations font date. Jeanne Moreau est aussi inoubliable au cinéma en 1959 (Les Liaisons dangereuses 1960 de Roger Vadim, dialogues de Roger Vailland) qu’au théâtre en 2007 (Quartett de Heiner Müller, 1982). Il y aura d’autres pièces, d’autres films, d’autres actrices (Glenn Close) regardées par d’autres écrivains (Philippe Sollers), deux cents ans après une Révolution dont l’oeuvre de Laclos aurait été l’une des « causes secrètes ».

On peut désormais tout savoir des Liaisons sans avoir lu le roman. Mais on peut aussi le lire : après tout, c’est l’un des plus grands livres qui soient. Il est publié ici d’après une édition rare, datée de 1787 et sans doute préparée par Laclos lui-même. Suit un éventail de réactions, de critiques, d’adaptations, de continuations et d’images qui retracent, de 1782 à nos jours, l’extraordinaire destin des Liaisons dangereuses.

laisionsdangereuses

Henri David Chaillet,

Compte rendu des Liaisons dangereuses, décembre 1782.

Ce compte rendu de Henri David Chaillet (1751-1823), théologien et publiciste, a paru dans le Journal helvétique ou Annales littéraires et politiques de l’Europe, et principalement de la Suisse, dédié au roi (Neuchâtel, Imprimerie de la Société typographique, déc. 1782). Il fait partie des documents rassemblés dans « La fortune des Liaisons dangereuses. Lectures, relectures, images », où il figure dans son intégralité.

Je ne sais trop comment je dois parler de ce roman et peut-être ferais-je mieux de ne point en parler du tout. Quoiqu’il m’ait donné beaucoup d’humeur, je n’ai pu m’empêcher de trouver souvent du plaisir à sa lecture ; j’admirais avec humeur. Je sens que je ne saurais guère en parler sans donner l’envie de le lire, et je voudrais qu’on ne le lût point. Et cependant je ne puis me résoudre à m’en taire, parce que je crois avoir des choses intéressantes à en dire.

Avouons d’abord que cet ouvrage mérite d’être distingué des autres ouvrages de ce genre. Il occupe, il fait penser : donc il a un mérite réel. On y trouve plusieurs observations de société non moins fines et neuves qu’elles sont justes et parfaitement bien exprimées. On y trouve de ces mots originaux, dont l’heureuse trouvaille n’est réservée qu’au génie. Ainsi une femme pleine d’esprit traite de simples machines à plaisir les jeunes personnes sans expérience qui ne savent qu’aimer. Ainsi un libertin, diminutif de Lovelace, y parle avec dédain des amants vulgaires, en qui il ne voit que des manoeuvres d’amour.

Rendons justice aux intentions de l’auteur, aussi bien qu’à ses talents. Lisez, si vous en avez le courage, lisez d’un bout à l’autre la correspondance révoltante et criminelle qu’il a publiée ; et vous verrez qu’il en résulte à la fin que, si l’on était éclairé sur son véritable bonheur, on ne chercherait jamais hors des bornes prescrites par les lois et la religion. Mais par combien de détours égarants, à travers quel labyrinthe on parvient à ce but ! Les détails d’une intrigue compliquée le font sans cesse perdre de vue : ce n’est que vers la fin de la route que l’on commence à l’apercevoir un peu distinctement, comme le voyageur, au milieu des brouillards de l’automne, voit se dégager par degrés de l’ombre humide la pointe du clocher dont il est tout proche. Le malheur est que cette impression dernière et générale du roman n’efface point les impressions partielles qu’a éprouvées le lecteur dans ses différentes stations.

Que le vice soit puni à la fin d’un roman, cet hommage de bienséance qu’on rend à la vertu est donc assez peu profitable pour les mœurs […]. Ainsi je ne comprends pas pour l’instruction de quelles sociétés ces lettres peuvent avoir été publiées. Je ne doute pas que l’auteur ne les croie instructives ; mais moi, je ne les trouve que dangereuses, presque aussi dangereuses que les liaisons dont elles sont destinées à faire sentir le danger. L’auteur a beau prendre pour épigraphe cette phrase de Rousseau : j’ai vu les mœurs de mon temps, et j’ai publié ces lettres. L’excuse serait valable, si ce roman ressemblait à l’Héloïse : mais ces deux ouvrages n’ont pas le moindre rapport […].