La Pléaide

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Les aventures du texte

La marquise introuvable

La lettre de la Pléiade n° 8
avril-mai-juin 2001

On a vu qu'établir un texte n'est pas toujours facile. Mais que dire de l'établissement d'un texte qui n'existe pas ? Aussi étrange que cela puisse paraître, le texte n'existe pas toujours, notamment lorsque, ce que nous considérons aujourd'hui comme une œuvre, n'en était pas une pour son auteur.

Mme de Sévigné a écrit des lettres par centaines, sans se soucier de les publier, c'est-à-dire de les constituer en œuvre. Et, bien sûr, la plupart des originaux autographes de ces lettres ont disparu.
La Pléiade propose pourtant trois volumes de Correspondance. Comment la chose fut-elle possible, c'est ce qu'il faut examiner. En 1725 et 1726, parurent trois éditions de lettres de Mme de Sévigné (essentiellement des lettres à sa fille, Mme de Grignan). La première de ces éditions, qu'un critique de l'époque qualifie de « fruit de l'infidélité et de l'ignorance d'un copiste », ne contient que 28 lettres. Quand la deuxième paraît, quelques mois plus tard, Pauline de Simiane, petite-fille de l'épistolière, proteste. Elle a ses raisons : l'une des lettres, mal transcrite, la dépeint laide et bossue — alors que cet aimable portrait était, dans la lettre authentique, celui de sa sœur ! Mais surtout, Mme de Simiane, prudente, a soin de préciser qu'elle ignore l'origine du texte proposé.

Quant à la troisième édition, dont l'Avertissement ne manque pas de proclamer le sérieux — « Les lettres sont telles que Mme de Sévigné les a écrites, on n'y a rien ajouté, on n'en a rien retranché, on n'y a rien changé » —, elle n'est pas meilleure que les autres. Ces trois éditions sont manipulées ; comme le montrent la critique interne et la comparaison avec les rares originaux conservés, leur texte est fautif, incomplet, arrangé.

Lorsque, en 1734, paraissent les quatre premiers volumes de l'édition de Perrin, il s'agit, dans l'esprit des descendants de la marquise, de remplacer les publications de 1725-1726, dites « éditions furtives ». Perrin affirme avoir établi son texte sur des manuscrits originaux. Mais les 614 lettres publiées comportent des coupures : « quelques détails purement domestiques, et peu intéressants pour le public ». Voire... Perrin, pourtant, fait œuvre d'éditeur : les lettres, dit-il, doivent être arrangées « suivant l'ordre des temps », ce quin'est pas aisé, la marquise n'ayant « jamais pris soin de marquer la date des années ». Et quand, en 1737, le même Perrin voulut publier deux volumes supplémentaires, il lui fallut « combattre l'extrême délicatesse de Mme de Simiane » : la petite-fille était effrayée par l'audace des « réflexions » de sa grand-mère. Pauline, il est vrai, était dévote.

En 1754, une fois enterrée la dévote, Perrin donne une nouvelle édition (772 lettres), pour atteindre « une plus grande perfection ». Mais les lettres sont toujours coupées, et l'éditeur modifie parfois le texte établi (par lui...) en 1734 : affaire de bon goût, dit-il. Argument d'époque ; nous savons aujourd'hui que bon goût et bon texte ne font pas toujours bon ménage.

C'est néanmoins — faute de mieux — d'après les éditions « furtives » et les éditions Perrin que Monmerqué établit en 1818 sa propre édition. Son travail attira l'attention d'un certain marquis de Grosbois, qui révéla qu'il possédait un manuscrit intitulé Lettres de Mme de Sévigné. De ce manuscrit — en fait, une copie incomplète et fautive — Monmerqué tira en 1827 des Lettres inédites. Il jugea même nécessaire d'établir une nouvelle édition prenant pour base le manuscrit Grosbois — ce qui fut fait par A. Régnier en 1862, dans la collection des « Grands écrivains de la France ». On pensait alors disposer, enfin, d'une édition définitive.

C'était aller trop vite en besogne. En 1873, un professeur de droit, Charles Capmas, acquiert six volumes manuscrits contenant la copie de 319 lettres de Mme de Sévigné à sa fille. Qui a établi cette copie ?
Capmas ne le sait pas (c'est Roger Duchêne, l'éditeur de la Pléiade, qui identifiera Amé-Nicolas de Bussy, fils de Bussy-Rabutin, cousin et correspondant de la marquise), mais il vante la rigueur du copiste. Après examen du manuscrit, il semble utile de nuancer : une fois de plus, il y a des coupures, on s'est autorisé des retouches destinées à améliorer le texte, et des fragments ont été agglomérés pour former une lettre « complète ». Il n'en reste pas moins que les lettres sont reproduites plus complètement que dans les éditions connues, que leur texte est de meilleure qualité, et — point capital — qu'il respecte les audaces de style de l'épistolière et la nature familière, intime, de son propos. On comprend, compte tenu des documents disponibles, et du faible nombre des autographes conservés, que l'établissement de l'actuelle édition de la Pléiade ne fut pas une mince affaire. Roger Duchêne y a consacré des années. Il a suivi en priorité — sauf quand l'autographe était connu — le manuscrit Capmas ; puis, à défaut, la première édition Perrin, souvent moins corrigée que la seconde et moins corrompue que les textes parus en 1725-1726.
Encore cela ne concerne-t-il que les lettres à Mme de Grignan ; pour les autres, les sources les plus diverses ont dû être exploitées.

En 1680, Bussy-Rabutin adressait au roi un manuscrit contenant des lettres de sa cousine. Mme de Sévigné s'en inquiéta : ses lettres pouvaient-elles être montrées sans avoir été revues et corrigées ? « Toute mon espérance, c'est que vous les aurez raccommodées », écrivit-elle à Bussy. Elle n'a été que trop entendue... Le travail de Roger Duchêne fut (sans parler des difficultés de datation, de localisation, d'annotation, etc.) de découvrir, sous les raccommodages, le texte vrai — entendons : le texte le plus proche possible de l'autographe — de celle qui, bien qu'elle ne soit pas l'auteur d'une œuvre, est l'un de nos plus grands écrivains.