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L'histoire de la Pléiade

Une Pléiade après l’autre
Qui fut le premier, de Gide ou de Malraux ?

La lettre de la Pléiade n° 63
Avril 2018

André Gide n’aurait certainement pas beaucoup apprécié la première phrase de la « Note sur la présente édition » qui ouvre le premier volume des Œuvres complètes de l’auteur de La Condition humaine (1989) : « André Malraux fut le premier auteur publié de son vivant dans la Bibliothèque de la Pléiade. » Cette affirmation a de quoi étonner en effet, puisque André Gide publie dans la même collection dès mai 1939, et donc bien de son vivant, son Journal 1889-1939. La première Pléiade d’André Malraux, réunissant trois de ses romans, ne paraît quant à elle qu’au printemps 1947 (voir Lettre de la Pléiade, n° 49, septembre 2012). Le lecteur compréhensif entend bien ce que veut dire l’excellent Pierre Brunel : André Malraux est le premier auteur à voir ses œuvres de fiction reprises dans la Pléiade – ce qui revient à dire que le Journal d’André Gide est un cas un peu à part : un écrit autobiographique, en cours d’écriture et en partie inédit... lequel ne peut constituer le point de départ de la réunion des œuvres du « Contemporain capital » dans la collection. Au vrai, la publication des œuvres d’André Gide dans la Pléiade ne débute vraiment qu’en juillet 1954, avec un volume consacré à la suite de son Journal et à l’ensemble de ses écrits autobiographiques, et un second volume réunissant ses Romans, récits et soties en novembre 1958.

Mais le presque lapsus de Pierre Brunel fait écho aux circonstances qui ont vu naître cette première Pléiade Malraux, sur lesquelles la lecture des Cahiers de la Petite Dame, comme c’est leur habitude, éclaire l’amateur d’histoire littéraire. La grande amie d’André Gide, Maria Van Rysselberghe, évoque en effet dans ses célèbres notes le sentiment qu’a fait naître chez André Gide et ses proches l’annonce d’une telle consécration : Malraux dans la Pléiade ! À quarante-cinq ans à peine !

Rappelons qu’André Malraux et André Gide se connaissent depuis 1922, le premier ayant consacré, jeune homme, deux articles critiques remarquables à l’œuvre de son aîné. André Malraux publie ensuite plusieurs éditions de luxe illustrées d’œuvres d’André Gide (Le Roi Candaule, Paludes, El Hadj…), d’abord à l’enseigne des Aldes, sa propre maison, puis à la NRF, dont il devient à partir de 1928 le directeur artistique, en charge des « livres extraordinaires ». C’est André Malraux lui-même qui suggère et suit l’édition des oeuvres complètes en quinze volumes de celui qui, peu à peu, devient son ami. Les deux hommes se feront les compagnons de route des intellectuels communistes, promoteurs du modèle de société soviétique et pourfendeurs des fascismes européens. Cet engagement demeure partagé jusqu’à ce qu’André Gide, à la suite de son voyage en URSS en 1936, ne revienne sur ses positions, dénonçant le système politique et social autoritaire mis en place par Staline. André Malraux reste toutefois proche d’André Gide et de son milieu ; il côtoie son ami sur la Côte d’Azur en 1941 et 1942 puis redevient un habitué de la rue Vaneau à la Libération. Cette amitié, toujours « à l’oeuvre1 », n’implique pas toutefois un jugement croisé sans réserve sur leur œuvre respective, chacun pouvant trouver à redire sur les écrits de l’autre.

Mais voilà qu’en cet immédiat après-guerre, un sentiment pénible trouble la bienveillante quiétude du Vaneau. Les intimes d’André Gide commencent à soupçonner d’arrivisme l’ami Malraux, pourtant admiré pour son intelligence supérieure, son « don de la parole », ses mystères, son courage et ses élégances. Bien sûr, on le savait depuis longtemps soucieux d’écrire sa propre légende – mais ce récit de lui-même était comme gagé sur sa vie réelle, sur l’assiduité à son œuvre et sur sa profonde pudeur. Plusieurs indices laissent pourtant accroire que la construction du mythe a pris le dessus sur ce qui l’équilibrait dans le passé – et rendait donc le personnage Malraux supportable à ses proches et à ses pairs. L’épisode Pléiade est le premier de ces indices. À l’occasion d’une visite de courtoisie à la NRF le 15 mai 1945, André Gide, de retour d’Afrique du Nord, confie à Maria Van Rysselberghe :

« J’ai bien peur que Malraux ne se laisse entraîner sur une pente fâcheuse : la pente des grandeurs. Il m’a dit, sérieusement et assez satisfait, que la Pléiade allait rééditer mon Journal, faire un volume d’essais de Valéry, et un volume de Claudel, puis un Malraux. Je n’ai pas réagi. J’ai fait celui qui n’avait pas entendu. Mais tout de même, non, c’est exagéré, ça n’est pas indiqué, bien d’autres avant lui. » [La Petite Dame commente :] Je lui dis qu’il me semble qu’il y aurait moyen de faire sentir cela à Malraux, sans le froisser, lui faire comprendre qu’il est encore en train de devenir. « Mais oui, parfaitement, je lui dirais “Malraux, ne vous vieillissez pas” mais je veux d’abord en parler à Gallimard pour savoir comment la chose se présente. » Le but de Gide en m’entraînant est surtout de me montrer les agrandissements de la NRF. Gallimard a acheté l’hôtel d’à côté qui est une merveille de style avec un jardin exquis, vraiment une chose incomparable, ce que le goût français peut donner de mieux, on y travaille encore, les deux hôtels vont être reliés, tout le rez-de-chaussée du nouveau, mis à la disposition des auteurs, sera un lieu de réunion.

Trois jours plus tard, l’auteur des Nourritures terrestres est tranquillisé par son ami éditeur : « Gallimard m’a un peu rassuré : les éditions de la Pléiade présentent beaucoup de difficultés, le désir de Malraux n’a aucune chance d’aboutir. » Ce n’est donc pas que la NRF ne veut pas de ces œuvres dans la Pléiade ; c’est qu’elle ne peut pas les y accueillir. La nuance est de taille ; et Gaston Gallimard n’a pas à confesser qu’il est, pour sa part, convaincu que les romans de Malraux ont de plein droit leur place dans la collection, en qualité « d’œuvres représentatives » (comme il sera écrit, lors de leur parution, dans le Bulletin de la NRF).
En vérité, le projet est bien à l’ordre du jour... et l’exposition publique de l’écrivain, bientôt conseiller puis ministre du général de Gaulle, ne fait que confirmer l’opportunité d’un tel projet. La composition typographique du volume est lancée quelques semaines plus tard et l’ouvrage, qui ne paraît toutefois qu’en mars 1947, est très bien reçu en librairie – devenant l’une des meilleures ventes de la collection après un tirage original à 8 800 exemplaires et une dizaine de réimpressions. André Gide en sera-t-il chagriné ? Du moins, il aura une heureuse raison de s’en consoler, puisque la même année, il se voit remettre le prix Nobel de Littérature, dix ans après l’ami Martin du Gard… À chacun sa consécration. Balle au centre.

Ce n’est qu’à la fin de l’année 1958, à titre posthume, que les Romans, récits et soties d’André Gide se voient enfin réunis dans la « Bibliothèque de la Pléiade ». Sollicité par Gaston Gallimard pour présenter ce volume, André Malraux ne relève pas le défi. Il aurait été pourtant, de l’avis (autorisé) de Roger Martin du Gard, le candidat idéal, comme il l’explique si bien dans cette lettre à Gaston Gallimard du 22 septembre 1956 :

Comment, cher vieux, as-tu pu penser un instant que j’étais capable d’écrire, sur les romans de Gide, une étude critique quelque peu valable ? Tu sais bien que, si je n’ai jamais rien tenté dans le genre « essai », c’est parce que je connais mes limites ; je n’alignerais que de laborieux lieux communs !
Garde pour toi cet aveu : je n’ai vraiment aucune idée personnelle sur les romans de Gide : je les connais d’ailleurs assez mal et ils ne m’attirent absolument pas… […] Choisir un préfacier à Gide ! Je comprends que tu sois embarrassé. J’y ai réfléchi, moi aussi, – assez vainement… Gide, ce n’est pas un sujet pour critique professionnel, un sujet qu’on puisse traiter sur commande. Il faudrait trouver quelqu’un qui ait précisément quelque chose de nouveau et de personnel à dire.
Peut-être qu’André Malraux se laisserait entraîner dans cette redoutable aventure ? De Gide, il a toujours parlé très bien, très fidèlement, avec une sympathie lucide, une sécurité judicieuse et tempérée d’un réel respect, et avec (dès 1930) un étonnant « recul ». Si la chose lui était bien présentée, et à une heure favorable, qui sait s’il ne saisirait pas cette occasion de donner au verdict de l’avenir une forme, une « formule » définitive, signé Malraux?

Cette Pléiade romanesque, rappelons-le, succède à deux volumes des écrits autobiographiques d’André Gide (1939 et 1953) et à la parution de son Anthologie de la poésie française (1949). Dans l’ample préface qui précède ce choix de poèmes, l’écrivain se livre à une réflexion sur le destin des formes poétiques traditionnelles, constatant amèrement leur retrait, voir leur effacement, au bénéfice du « goût exclusif du présent, de l’immédiat » – lequel est le symptôme post-traumatique et générationnel d’une « inconfiance en l’avenir ». Il y a du passéisme, bien sûr, dans ce texte d’un homme âgé, qui a son œuvre derrière lui ; mais son observation interroge le principe même de la collection qui l’accueille :

J’écrivais, avant la guerre : « Je ne gagnerai mon procès qu’en appel », ou : « J’écris pour être relu » – et cela ne signifie plus rien, du moment qu’il n’y a plus d’appel et qu’il n’est plus question de relire. Seuls sont dès lors goûtés les émois du choc, de surprise. Les liens qui nous rattachaient au passé, qui peuvent espérer de rattacher à nous le futur, sont-ils rompus ? Du coup c’en sera fait de notre culture et de cette tradition que nous avons tant lutté pour maintenir. […] Dans ce désastre résolu, que subsiste-t-il ? Rien plus que l’émotion personnelle. Mais le moyen de la propager, de la transmettre ?... Qui dit Art, dit communion. Cette anthologie ne représenterait donc plus que le désuet bréviaire d’une génération qui s’en va. Puisse-t-elle du moins apporter témoignage, tant bien que mal, de l’état où nous nous trouvions avant le retour au chaos.

Nous sommes encore au lendemain de guerre – laquelle était elle-même venue au lendemain d’une autre guerre… Le sentiment crépusculaire n’a pas perdu de terrain. Le lieu de la reconstruction est ailleurs. Mais tout de même : la Pléiade est, par excellence, le lieu de la relecture – et non un musée archéologique pour visite dominicale, vestige ordonnancé d’une époque révolue. L’Histoire donnera tort à André Gide ; la Pléiade augmente sensiblement son audience dans les années 1950 et 1960 ; elle ne sera pas ce conservatoire littéraire évoqué par l’auteur de La Porte étroite, mais bien le lieu de la disponibilité des œuvres, de l’affirmation de leur actualité continuée. C’est en cela que cette bibliothèque est devenue idéale – toujours disponible à notre admiration.

 Il reste que cette question de l’amnésie hante le Gide des dernières années. L’écrivain est habité par l’inquiétude de n’être plus audible, une fois disparu. Pourquoi s’être donné tant de mal pour ne se faire entendre que de si peu et pour une durée si courte ? Pouvait-il prévoir une telle démonétisation des formes séculaires de la littérature, telle du moins qu’on les célébrait au Vaneau – temple du classicisme moderne ? Et comment André Gide ne penserait-il pas alors à ces Romans qui n’y ont pas encore été repris – alors même que ceux de son ami André Malraux, si imparfaits à ses yeux, l’ont été. À quoi bon faire reparaître les siens s’il ne se trouve aucun lecteur pour s’y intéresser, les comprendre ? L’excellent accueil posthume réservé par les lecteurs à cette première édition des Romans de Gide apporte un démenti aux craintes anthumes de l’auteur. Dans sa préface, Maurice Nadeau évoque indirectement ce débat intérieur, en s’interrogeant sur ce qui faisait d’André Gide un romancier malgré tout, « un romancier quand même »… à sa manière, ancrée dans la tension morale et la vie intérieure plus que dans les grands espaces, les sagas familiales ou les destins héroïques. Gide n’est ni un créateur de mondes ni un virtuose de l’imagination, ni même un documentariste du vivant ; il se fait romancier presque par devoir, pour se sentir capable de sortir de soi et d’architecturer des récits complexes – et voilà Les Faux-monnayeurs. Mais son naturel de moraliste et d’artiste le guide sur le terrain du cœur, siège des sentiments, du débat intime et de la perfection formelle, et non auprès des hommes en prise avec leur temps – là où s’est aventuré spontanément son jeune ami Malraux, pris dans la grande marée de l’Histoire, de plain-pied avec son époque et ses contemporains. Voilà peut-être pourquoi cette Pléiade romanesque n’est venue qu’à son heure, qui n’était pas la première. Il fallait y réfléchir.

1. Lettre de Gaston Gallimard à André Malraux lui demandant une préface aux Romans d’André Gide en Pléiade, 28 septembre 1956 .

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