La Pléaide

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Photo Jacques Robert
L'histoire de la Pléiade

Femmes écrivains dans la «Pléiade». Exemplaire Marguerite Yourcenar

La lettre de la Pléiade n° 54
28 avril 2014

En ce printemps 2014, les femmes sont à l’honneur à la «Pléiade», avec la parution des deux nouveaux tomes des Œuvres complètes de Marguerite Duras et la «nouvelle entrée» de Mme de Lafayette dans la collection. Nous sommes loin de la parité, il est vrai ; mais force est de constater que l’histoire littéraire elle-même s’écrit au masculin jusqu’au milieu du XXe siècle ; et il n’est pas à la portée de la collection, si bienveillante soit-elle, de la corriger.

À ce jour, onze noms de femmes écrivains ont été estampés sur le dos en cuir des volumes de la Pléiade. Et, sauf erreur, Marie de France, Christine de Pisan et Marie de Clèves, duchesse d’Orléans, furent les premières à faire leur entrée dans un volume collectif, celui des Poètes et romanciers du Moyen Âge paru en 1939. Il faut toutefois attendre l’année 1970 pour voir paraître le premier volume entièrement consacré à une femme écrivain, en la personne de George Sand.

On doit à Claude Gallimard d’avoir proposé à Marguerite Yourcenar d’inscrire ses œuvres dans la collection avant l’élection de l’écrivain à l’Académie française (1980). Il semble que cette suggestion lui ait été faite lors de la visite que lui rend l’éditeur le 14 mai 1977 à Petite Plaisance, sur l’île des Monts-Déserts (Maine, États-Unis), de retour d’un voyage au Mexique. Marguerite Yourcenar sera ainsi la première femme du XXe siècle à faire son entrée de son vivant dans la collection, le premier volume réunissant ses œuvres romanesques paraissant le 17 novembre 1982. Ses Essais et mémoires ne paraissent, eux, qu’en 1991, quatre années après sa disparition.

2014 marque le centenaire de la naissance de Claude Gallimard (1914-1991), entré dans la maison d’édition pour seconder son père, Gaston Gallimard, en 1937 ; la Lettre de la Pléiade souhaite lui rendre hommage en révélant quelques fragments de ses échanges avec l’auteur des Mémoires d’Hadrien. C’est aussi une occasion de rendre hommage à son cousin Robert Gallimard (1925-2013), qui assure alors la direction de la collection, avec Pierre Buge pour directeur littéraire.

Marguerite Yourcenar est sensible à la proposition de Claude Gallimard et à l’empressement qui est le sien, dès son retour à Paris, à le mettre en œuvre. Quatre grandes questions se posent alors : le plan de publication (et, partant, le nombre de volumes à prévoir), le sort à réserver aux premiers états des textes, aux premières œuvres publiées et aux Juvenilia, la place des œuvres encore inachevées et, enfin, l’opportunité d’un appareil critique. Ces questions sont, du reste, assez communes, lorsqu’il s’agit d’engager et de publier une «Pléiade» du vivant de l’auteur. Claude Gallimard prend l’initiative dans une lettre du 26 octobre 1978, souhaitant fixer les grandes lignes du projet avant d’adresser un contrat à Marguerite Yourcenar :

Chère Madame et amie,

Voilà longtemps que je veux vous écrire au sujet de la publication de vos oeuvres dans la «Pléiade», à laquelle j’ai beaucoup réfléchi et qui pose actuellement un problème d’ordre technique.

En effet, si nous publions en un volume vos romans et nouvelles, nous arrivons à environ 1.200 pages Pléiade. Un deuxième volume comprenant vos essais, œuvres autobiographiques, théâtre et poésie, fera approximativement 2.000 pages. Dans ce cas, non seulement nous aurons deux volumes trop inégaux, mais encore, étant donné que pour des raisons commerciales nous avons décidé de ne plus dépasser 1.800 pages Pléiade, le deuxième volume n’entrera pas dans les normes de la collection. Bien sûr, ces calculs ne tiennent pas compte de vos œuvres inédites qui peuvent modifier l’aspect de notre plan selon leur importance. Pour plus de précision, auriez-vous une idée approximative
de leur calibrage ?

En fonction du calibrage actuel, plusieurs solutions sont possibles.

On peut envisager deux volumes, dont l’un comprendrait vos romans, vos nouvelles, votre théâtre, et l’autre vos essais, vos œuvres autobiographiques, votre poésie. Nous aurions ainsi deux tomes ayant sensiblement le même nombre de pages.

Ou bien, prévoir trois volumes conçus, soit selon un classement thématique, par genres (mais dans ce cas, il est certain que, commercialement, le volume de «poésie, théâtre» risque de connaître une moins grande diffusion) ; soit selon un classement chronologique en mélangeant les genres qui, selon votre souhait, pourrait être fait en tenant compte ou bien de la date d’écriture de l’œuvre, ou bien de sa parution. Mais je crois que vous ne tenez pas à un tel classement.

Quant à l’édition proprement dite, souhaitez-vous que, sans en faire une édition savante, elle comporte un appareil critique comme l’ensemble des œuvres de la collection ? Si vous disposez de variantes, voulez-vous les faire figurer et pensez-vous qu’il soit nécessaire d’inclure quelques notes complémentaires à celles que vous avez vous-même déjà rédigées sur la genèse de vos œuvres principales.

La réponse de l’auteur arrive quelques semaines plus tard, dans une lettre datée du 28 novembre et du 6 décembre 1978. Marguerite Yourcenar a pris le temps de la réflexion. Elle se prononce pour trois volumes, envisageant d’emblée le troisième comme posthume. Le premier serait consacré aux romans et nouvelles (suivant à peu de choses près le volume effectivement paru, même si l’auteur souhaitait y intégrer la réécriture de La Mort conduit l’attelage). Marguerite Yourcenar propose également d’inclure ses six pièces de théâtre au deuxième volume, qui réunirait également ses œuvres autobiographiques (Le Labyrinthe du monde), ses essais (notamment Le Temps, ce grand sculpteur, dont certains textes venaient de paraître à La NRF ), ses poèmes et, si le calibrage le permet, ses traductions avec leurs préfaces respectives, qu’elle considère «véritablement comme une œuvre personnelle». Reste la question épineuse du troisième volume :

[...] s’il est publié de mon vivant, [il] se composerait d’ouvrages «oubliés» et «non révisés» auxquels moi-même j’attache peu d’importance, mais qui sont assez souvent mentionnés par les critiques, par exemple dans l’admirable article de Jules Roudaut dans le dernier numéro de La NRF : La Nouvelle Eurydice et Pindare (tous deux environ 300 ou 350 pages de format courant). On pourrait y joindre aussi deux nouvelles non recueillies jusqu’ici : Le Premier Soir et Maléfice ; ainsi que deux fragments d’un poème écrit dans l’adolescence Le Jardin des Chimères (les deux
seuls fragments acceptables sont «La Mort de Dédale» et «La Chute d’Icare»). Ces textes me sont assez souvent réclamés par des lecteurs, qui cherchent à se les procurer, et la principale raison, pour moi, de les inclure dans un éventuel troisième volume est qu’ils seront assez longuement discutés dans Quoi, l’Éternité ? et que Le Premier soir l’est déjà dans Souvenirs pieux.

Si [...] les traductions trouvaient place dans le IIe volume, le reste de III pourrait être donné à un choix de la correspondance, qui est très considérable, et dont je possède à peu près tous les doubles depuis 1950 environ, et aussi des extraits de deux carnets de notes (étiquetés Sources) qui contiennent surtout des notations impersonnelles et des notes de lecture.

Vous remarquerez que j’élimine complètement les traductions écrites «en collaboration» comme celles de Cavafy, que je ne considère donc pas tout à fait comme une oeuvre personnelle, sur ce sujet, il me semble que la Présentation critique de Cavafy dans Sous bénéfice d’inventaire suffit.

J’élimine également les traductions de type purement « utilitaires » faites avant 1939, je veux dire Les Vagues de Virginia Woolf et Ce que Maisie savait d’Henry James, qui n’ont jamais représenté pour moi qu’une tâche à faire le mieux possible et qui ne sont pas dans votre fonds.

La réflexion sur la composition de ce troisième volume, non paru, reste ouverte dans les mois qui suivent. Et le plan annexé au contrat d’édition, que l’écrivain retourne signé le 5 novembre 1979, n’est encore considéré que comme provisoire, afin qu’il puisse être adapté aux décisions ultérieures de l’écrivain quant à ses oeuvres anciennes et à venir et à l’élaboration du deuxième volume.
La lettre du 28 novembre et du 6 décembre 1978 fixe toutefois bien clairement les choses pour les variantes et les annotations :

Dès maintenant, en fait de réimpression sous quelque forme que ce soit, je place un embargo pour le temps que durera ma propriété littéraire sur les premières versions publiées des œuvres réécrites entièrement ou quasi-entièrement depuis ; je veux dire La Mort conduit l’attelage de 1934, Denier du Rêve, 1934, une première ébauche de Qui n’a pas son minotaure ?, parue si je ne me trompe vers 1938 dans Les Cahiers du Sud, et en général tout poème non mentionné par moi comme devant être inclus. J’ai horreur du fatras, et des premières ébauches ressorties après que l’œuvre définitive a paru. Si un critique se soucie jamais d’écrire une étude, ou un professeur une dissertation, ils pourront, il me semble, trouver ces livres à la Bibliothèque nationale sans qu’il soit besoin d’offrir au grand public une réimpression. Vous voyez donc que je suis contre les variantes.

Notes et commentaires. Vous voulez bien me demander si je souhaite une édition savante, comportant un appareil critique comme l’ensemble des ouvrages de la collection. J’ai comparé avec soin les divers volumes de la Pléiade, ceux que vous m’avez offerts, et ceux dont j’ai moi-même fait l’acquisition. Je remarque (ce qui est très normal, et très souhaitable) que l’appareil critique varie grandement d’un ouvrage à l’autre. Le Balzac, pour mon goût, m’en semble presque trop pourvu ; et peut-être davantage encore le Faulkner. (Je laisse de côté, bien entendu, des oeuvres plus anciennes, comme celles de Saint-Simon, Spinoza, et autres où l’appareil critique devient une nécessité.) En ce qui me concerne, je préfère beaucoup l’absence totale d’appareil critique des Essais et du Théâtre de Montherlant, où l’on ne trouve d’autres commentaires que ceux de l’auteur (il est vrai, copieux !).

Pour mon compte, il me semble qu’on pourrait se borner à une chronologie, et se servir de celle que j’avais préparée et envoyée à l’époque pour Les Travaux et les jours, et dont j’ai gardé copie.

Le désir de l’auteur est scrupuleusement respecté. Le premier volume paraît avec une chronologie, une bibliographie établie par Yvon Bernier et un court avant-propos de Marguerite Yourcenar justifiant les choix des œuvres et de leur classement. On comprend à la lecture qu’éditer, c’est choisir... car la chronologie est souvent factice («La durée du travail littéraire se confond avec celle de l’existence de l’auteur lui-même»), et que tout, dans une œuvre, n’est pas bon à retenir («N’employons pas plus de pâte à papier qu’il n’en faut»). L’auteur donne ainsi ses raisons pour avoir exclu son roman La Nouvelle Eurydice, paru chez Bernard Grasset en 1931 («pour cause de médiocrité») et un «hâtif essai critique et biographique» sur Pindare. Elle n’est pas opposée à ce que ces textes reparaissent un jour, «pour le bénéfice des curieux, avec d’autres textes oubliés»... De fait, les curieux seront contentés par la publication posthume du tome II de ses œuvres dans la «Pléiade» en 1991, où est notamment intégré le Pindare, et dans la réimpression concomitante du tome I, où paraît en supplément, en petits caractères conformément aux dispositions testamentaires de l’auteur, le texte de La Nouvelle Eurydice.

Marguerite Yourcenar aura pris très au sérieux la publication de ses œuvres dans la «Pléiade», jusqu’à la relecture des épreuves du premier tome, «très honorifique mais assez fatigante pour la vue» (lettre à Georges de Crayencour, 15 novembre 1981). Mais ce n’était pas du temps perdu, comme le suggère Marguerite Yourcenar elle-même dans son avant-propos, «tout texte publié dans la Pléiade étant, par définition, un texte définitif».

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