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L'actualité de la Pléiade

Balzac, « Études sur M. Beyle », deux extraits.

26 février 2014

Découvrez deux extraits de « Études sur M. Beyle », de Balzac, Revue parisienne, 25 septembre 1840, à retrouver dans le tome III des Œuvres romanesques complètes de Stendhal.

M. Beyle a fait un livre où le sublime éclate de chapitre en chapitre. Il a produit, à l’âge où les hommes trouvent rarement des sujets grandioses et après avoir écrit une vingtaine de volumes extrêmement spirituels, une oeuvre qui ne peut être appréciée que par les âmes et par les gens vraiment supérieurs. Enfin, il a écrit Le Prince moderne, le roman que Machiavel écrirait, s’il vivait banni de l’Italie au XIXe siècle.

Aussi, le plus grand obstacle au renom mérité de M. Beyle, vient-il de ce que La Chartreuse de Parme ne peut trouver de lecteurs habiles à la goûter que parmi les diplomates, les ministres, les observateurs, les gens du monde les plus éminents, les artistes les plus distingués, enfin, parmi les douze ou quinze cents personnes qui sont la tête de l’Europe. Ne soyez donc pas étonnés que, depuis dix mois que cette œuvre surprenante a été publiée, il n’y ait pas un seul journaliste qui l’ait ni lue, ni comprise, ni étudiée, qui l’ait annoncée, analysée et louée, qui même y ait fait allusion. Moi, qui crois m’y connaître un peu, je l’ai lue pour la troisième fois, ces jours-ci : j’ai trouvé l’oeuvre encore plus belle, et j’ai senti dans mon âme l’espèce de bonheur que cause une bonne action à faire. [...]

Il y a dans l’admiration légitimée par la conscience des douceurs ineffables. Aussi tout ce que je vais dire ici, l’adressé-je aux cœurs nobles et purs, qui, malgré d’assez tristes déclamations, existent en tout pays, comme des pléiades inconnues, parmi les familles d’esprits voués au culte de l’Art. L’Humanité, de génération en génération, n’a-t-elle ici-bas ses constellations d’âmes, son ciel, ses anges, selon l’expression favorite du grand prophète suédois, de Swedenborg, peuple d’élite pour lesquels travaillent les vrais artistes et dont les jugements leur font accepter la misère, l’insolence des parvenus, et l’insouciance des gouvernements ?

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La Chartreuse de Parme est à une si grande élévation, elle demande au lecteur une si parfaite connaissance de la Cour, du pays, de la nation, que je ne m’étonne point du silence absolu par lequel un pareil livre a été accueilli. Ce sort attend tous les livres qui n’ont rien de vulgaire. Le scrutin secret dans lequel votent un à un et lentement les esprits supérieurs qui font la renommée de ces ouvrages, se dépouille très tard. D’ailleurs, M. Beyle n’est point courtisan, il a la plus profonde horreur des journaux. Par grandeur de caractère ou par sensibilité d’amour-propre, dès que son livre paraît, il fuit, il part, il court à deux cent cinquante lieues pour n’en point entendre parler. Il ne réclame point d’article, il ne hante point les feuilletonistes. Il s’est conduit ainsi lors de la publication de chacun de ses livres. J’aime cette fierté de caractère ou cette sensibilité d’amour-propre. Si l’on peut excuser la mendicité, rien ne plaide en faveur de cette quête de louanges et d’articles à laquelle se livrent les auteurs modernes. C’est la mendicité, le paupérisme de l’esprit. Il n’y a pas de chefs-d’oeuvre tombés dans l’oubli. Les mensonges, les complaisances de la plume ne peuvent donner de vie à un méchant livre.

Balzac.

Appendices de La Chartreuse de Parme,
p. 622-623, et p. 656-657.