La Pléaide

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Shakespeare
L'actualité de la Pléiade

Shakespeare, Peines d’amour perdues

Extrait de l’acte I, scène II.

ARMADO : Petit, qu’est-ce que cela présage quand un homme de grand cœur devient mélancolique ?

LE PAGE [PUCE] : Cela présage grandement, monsieur, qu’il aura l’air triste.

ARMADO : Voyons, tristesse et mélancolie sont une seule et même chose, marmouset.

LE PAGE : Non, non, ô Seigneur, non, monsieur.

ARMADO : Comment peux-tu séparer tristesse et mélancolie, mon tendre jouvenceau ?

LE PAGE : La démonstration est simple : en les séparant, mon coriace senior.

ARMADO : Pourquoi coriace senior ? Pourquoi coriace senior ?

LE PAGE : Pourquoi tendre jouvenceau ? Pourquoi tendre jouvenceau ?

ARMADO : J’ai employé ce terme, tendre jouvenceau, parce que c’est l’épithète congrue, afférente à tes jeunes années, que l’on peut qualifier de tendres.

LE PAGE : Et moi, coriace senior, parce que c’est un titre pertinent pour ton vieil âge, qu’on peut qualifier de coriace.

ARMADO : Joli et à propos.

LE PAGE : Comment faut-il l’entendre, monsieur ? Je suis joli et ma repartie est à propos? Ou je suis à propos et ma repartie jolie ?

ARMADO : Tu es joli, parce que petit.

LE PAGE : Petitement joli, parce que petit. Pourquoi à propos ?

ARMADO : À propos, parce que vif.

LE PAGE : Est-ce un compliment, mon maître ?

ARMADO : Un compliment mérité.

LE PAGE : Je pourrais faire le même compliment d’une anguille.

ARMADO : Comment ? Une anguille a-telle de la repartie ?

LE PAGE : Une anguille est vive.

ARMADO : Tu es vif à la réplique. Tu m’échauffes le sang.

LE PAGE : Je me le tiens pour dit, monsieur.

ARMADO : Je n’aime pas qu’on me manque.

LE PAGE : Ce n’est pas moi qui te manque : c’est l’argent.

ARMADO : J’ai promis d’étudier trois ans avec le duc.

LE PAGE : Vous pouvez le faire en une heure, monsieur.

ARMADO : Impossible.

LE PAGE : Combien font trois fois un ?

ARMADO : Je ne suis pas très fort en calcul, c’est bon pour les garçons de taverne.

LE PAGE : Vous êtes un gentilhomme et un joueur, monsieur.

ARMADO : L’un et l’autre, j’avoue : tous deux sont le vernis de l’homme accompli.

LE PAGE : Alors, vous devez savoir combien font deux et as.

ARMADO : Cela fait un plus deux.

LE PAGE : Ce que grossièrement le vulgaire appelle trois.

ARMADO : Juste.

LE PAGE : Eh bien, monsieur, est-ce si difficile d’étudier ? Voilà «trois» étudié avant d’avoir compté jusqu’à trois ; et combien il est facile d’ajouter «années» au mot «trois» et d’étudier trois années en deux mots, le cheval savant pourrait vous le dire.

ARMADO : Jolie démonstration !

LE PAGE : Qui prouve que vous êtes un zéro.

Traduit de l’anglais par Jean-Michel Déprats.

Illustration : William Shakespeare, d’après le portrait de Martin Droeshout gravé pour le frontispice de l’in-folio de 1623. Droits réservés.

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