La Pléaide

Lucien Jerphagnon
L'actualité de la Pléiade

Lucien Jerphagnon

28 octobre 2011

Ceux qui l’ont connu ou croisé n’oublieront ni son érudition chaleureuse ni son exceptionnelle personnalité. En 2002, il évoquait ici même sa rencontre
avec son vieil ami Aurelius Augustinus, saint Augustin (voir la Lettre n o 11). En 2008, dans la Chronologie qui ouvre l’Agenda de la Pléiade, nous dressions son « portrait en éditeur d’Augustin » en truffant notre texte de ces citations latines dont il aimait à émailler sa conversation, cum grano salis toujours, id est en souriant : car il était l’exact contraire d’un cuistre. Ce sont ces lignes que nous reproduisons aujourd’hui, en hommage à notre ami, en souvenir des bons moments. Lucien Jerphagnon est mort le 16 septembre.

Quand la Pléiade dévoile son programme pour 1998, les fi dèles de la collection sont surpris : on annonce pour octobre le premier volume d’une édition promise depuis plusieurs décennies, réclamée à cor et à cri, et si longtemps différée qu’on avait cessé d’y croire. Mais credo quia absurdum. Les lecteurs de peu de foi avaient eu tort : saint Augustin allait entrer au catalogue, et c’était (redde Caesari quae sunt Caesaris) à Lucien Jerphagnon qu’on le devait. À la Pléiade, on parle d’Augustin depuis 1936. Jerphagnon, alors adolescent, n’y est pour rien, mais le retard s’accumule, tantae molis erat… Les futurs historiens de la collection observeront sans doute, entre deux longues plages de calme plat, une période d’activité fébrile vers la fin des années 1960. On trouve dans les archives des lettres de relance adressées par le directeur littéraire de l’époque au spécialiste sur les épaules duquel reposait le projet en ces temps reculés. Non omnia possumus omnes : ses réponses étaient courtoises, mais il ne promit rien et tint ses non-promesses. Fugit irreparabile tempus. L’édition prend un nouveau départ en 1989 ; en témoignent des contrats portant ce millésime, et cette fois Lucien Jerphagnon est du voyage, comme traducteur et annotateur. Malheureusement, le nouveau responsable du projet disparaît prématurément, et ses collaborateurs sont plongés dans l’expectative. Ibant obscuri sola sub nocte per umbram. C’est alors que les rênes de l’édition, laquelle est désormais virtuelle depuis plus d’un demi-siècle, sont confiées au professeur Jerphagnon, magnae spes altera Romae. À l’exception des quelques traducteurs qui, considérant les remises de manuscrit comme des futuribles, furent priés céder la place, personne n’eut à le regretter. Le message de Lucien Jerphagnon était clair : il fallait en finir, vite, et bien. Age quod agis. Il fut entendu, car intelligenti pauca. Le premier volume, contenant notamment Les Confessions, parut à la date convenue. Tolle, lege. Mais les travaux d’Hercule Jerphagnon étaient loin d’être achevés. Journaux, magazines, radios et télévisions veillaient au grain. En cet automne 1998, il saute aux yeux que le maître d’oeuvre de l’édition est un rara avis susceptible de présenter l’oeuvre d’Augustin sous son meilleur jour. Les demandes d’interviews se multiplient ; le public découvre la personnalité peu conventionnelle de Lucien Jerphagnon, son humour, son aversion chronique pour la mère d’Augustin, sainte Monique (« la mère abusive dans toute sa splendeur »), son goût, que l’on dit contagieux, pour les citations latines détournées — trahit sua quemque voluptas —, et bien sûr son érudition. Bernard Pivot le reçoit à « Bouillon de culture » où, compos sui, il dialogue avec Isabelle Huppert comme s’il l’avait toujours connue. Le lendemain, ses bons mots se retrouvent dans les journaux et jusque dans la chronique de Françoise Giroud. In fine, c’est Augustin qui est gagnant. Plaudite, cives !

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