La Pléaide

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Gilles Philippe
Marguerite Duras
L'actualité de la Pléiade

Le Chagrin et le Néant

12 mai 2014

Gilles Philippe a participé à plusieurs éditions destinées à la Pléiade (Sartre, Bataille, Camus) et dirigé les quatre volumes des Œuvres complètes de Marguerite Duras. Sa préface de 2011, «Un nouvel art de la prose» (tome I), a été unanimement saluée. Celle de 2014, «Le Chagrin et le Néant» (tome III), est aussi brillante que sensible. En voici quelques bonnes feuilles.

«“Between grief and nothing, I will take grief.” Entre le chagrin et le néant, je choisis le chagrin. Et toi, tu choisirais quoi ?» Il opte pour le néant par haine du compromis. Elle préfère le chagrin, sans doute parce que le néant est un compromis plus grand encore.

Marguerite Duras n’avait peut-être pas lu Les Palmiers sauvages de William Faulkner, mais en 1960 elle avait vu À bout de souffle de Jean-Luc Godard, et elle avait certainement été attentive à cet âpre dialogue. En 1964, Le Ravissement de Lol V. Stein nous montrait d’ailleurs une femme qui, dépossédée de son fiancé, veut assister à la scène amoureuse dont elle est exclue ; non qu’elle soit jalouse, mais — tout à l’inverse — elle s’étonne de ne pas éprouver le moindre sentiment. Lol devrait connaître le chagrin, elle ne trouve que le néant. En 1958 déjà, dans Moderato cantabile, Anne Desbaresdes et Chauvin étaient hantés par l’idée de la passion qui va jusqu’au meurtre ; ils ne rencontraient que le vide. En 1960 encore, la femme d’Hiroshima mon amour était habitée par la nostalgie de la souffrance jadis éprouvée à Nevers. Car il y a pire que la souffrance, il y a la fin de la souffrance : «Comme toi, moi aussi, j’ai essayé de lutter de toutes mes forces contre l’oubli. Comme toi, j’ai oublié. Comme toi, j’ai désiré avoir une inconsolable mémoire, une mémoire d’ombres et de pierre.»

L’œuvre est complexe et ambiguë, mais on peut le dire : entre le chagrin et le néant, Marguerite Duras aurait choisi le chagrin. Dans Les Petits Chevaux de Tarquinia en 1953, aux intellectuels creux dont les sentiments sont factices et les phrases frappées au coin du «peut-être», elle opposait la douleur d’un couple de paysans dont le fils vient de mourir. Et à tout prendre, dans Le Vice-consul de 1966, la souffrance de Jean-Marc de H. était plus enviable que l’impavidité, ou plutôt la vacuité, ou encore, pour parler comme Duras, la «vanité d’Anne-Marie Stretter». Avant d’entrer dans l’œuvre par la grande porte (celle du bal où elle vole le fiancé de Lol), celle-ci était d’ailleurs apparue comme une forme vide, «immense mort-née», en quête d’une douleur physique qui conjurerait le néant et tiendrait lieu de chagrin. En 1962, en effet, une première version de L’Homme assis dans le couloir nous la montrait cherchant dans le sexe puis dans la violence la certitude de ressentir enfin quelque chose et l’évidence d’exister pleinement.

C’est avec raison que la critique a toujours parlé d’effacement, de décentrement ou d’évidement pour caractériser la poétique et l’écriture de Marguerite Duras. Mais il reste à dire qu’il y a derrière tout cela moins une revendication qu’un drame : la peur de ne rien ressentir, la peur de ne pas exister. […] Parfois, il est vrai, Marguerite Duras semble exhiber voire exiger la perte : «C’est l’abolition du sentiment, oui, c’est ça qui m’intéresse le plus», insiste-t-elle en 1964, et à nouveau en 1967 : «À mesure que j’écris, j’existe moins.» La double postulation de Lol, c’est la sienne : le sentiment la fascine et la dégoûte tout à la fois. Tout comme Jean Genet aurait décidé, selon le grand livre de Jean-Paul Sartre en 1952, d’endosser l’identité qu’on lui imposait et d’être le voleur qu’on disait qu’il était, de même Duras semble parfois vouloir se débarrasser, et avec quelle violence, de ce qui précisément lui est refusé: le sentiment du réel, la réalité du sentiment. Sartre appelait cela un « tourniquet » : on décide de refuser ce qui, justement, nous est refusé, et de vouloir ce qui, justement, nous est imposé. Comme Genet, Duras joue à «Qui perd gagne». Comme lui, elle se prend les pieds dans le tapis d’une incontrôlable dialectique ; comme lui, elle trouve une solution dans le « sublime », c’est-à-dire à la fois la célébration et la négation du réel et du sentiment. Pour bien comprendre ce qui se résout dans l’oeuvre, il faut alors faire tourner le tourniquet dans les deux sens : prendre acte d’une évidente volonté d’effacement, mais surtout mesurer ce qui, dans cette décision, trahit un manque et une douleur. […]

Qu’on relise encore cette brève Maladie de la mort de 1982 qui apparaît désormais, et à juste titre, comme un texte majeur dans la production de Marguerite Duras. La prose y est froide et abstraite ; elle hésite entre le conditionnel et le présent ; le réel s’est absenté avec le sentiment : «Vous n’aimez rien, personne, même cette différence que vous croyez vivre vous ne l’aimez pas. Vous ne connaissez que la grâce du corps des morts, celle de vos semblables. » Le procès de l’homosexualité, formulé en des termes que nous n’acceptons plus, vaut accusation de tout déni du réel et du sentiment. Que l’homme pleure, c’est sur lui-même et parce qu’il ne ressent rien : «Il y a en vous des sanglots dont vous ne savez pas le pourquoi. Ils sont retenus au bord de vous comme extérieurs à vous, ils ne peuvent pas vous rejoindre afin d’être pleurés par vous.» […]

En cela notamment, l’œuvre de Marguerite Duras s’oppose […] à celle de Virginia Woolf, à laquelle on la compare pourtant parfois. Pour Woolf, le monde se donne d’abord comme présence immédiate et pleine, comme un ceci, que ni la conscience ni le langage ne peuvent épuiser. Il ne reste à savoir qu’une chose : si le monde existe même quand nous ne l’observons pas, s’il se maintient à l’identique quand on fait varier l’observateur ; et il reviendra à l’écrivain de défamiliariser le trop familier en le soumettant au jeu des perspectives. Duras a lu l’essai publié par Woolf en 1929, Une chambre à soi ; elle en a souvent parlé, mais pour n’en conserver que la revendication féministe et glissant peut-être (mais est-ce si sûr ?) sur le grand thème secondaire, celui que déploient les dernières pages du livre : l’exigence de « vivre en inimitié avec ce qui n’est pas réel », la nécessité de « vivre en présence de la réalité ». […]

De fait, le contraste entre les deux romancières est d’autant plus saisissant que, sur bien des points, leurs sensibilités se rencontrent et qu’un même halo spectral semble nimber leurs deux œuvres. Mais qu’on y songe : le monde fictionnel de Virginia Woolf se confond avec celui qui l’entoure, une rue de Londres peut lui tenir lieu d’univers, et la description s’y attarde. Marguerite Duras décrit peu, une partie de son œuvre se passe dans des pays qui n’ont de réel que le nom, et encore pas toujours. Vient-elle, dans les années 1980, à mettre en récit ce qui lui est le plus proche, Trouville et sa région, sa relation avec son dernier compagnon, c’est en gommant presque tout détail concret.

[…] Mais sans doute gagne-t-on encore à comparer. Alors soumettons Woolf et Duras au jeu de l’exercice imposé : par exemple, demandons-leur de raconter la mort d’un simple insecte. Chacune a consacré à ce thème l’un de ses textes les plus célèbres, et la différence est spectaculaire. «La Mort du phalène», que Woolf rédigea vers 1927, tourne au poème en prose ; l’événement se suffi t à lui-même, la fin en est sereine, on sort émerveillé du combat que l’insecte dérisoire a mené contre un si grand adversaire. Tout autre est la mort de la mouche que Duras donne dans Écrire en 1993. Moment de pure frayeur, agonie terrifiante qui renvoie à autre chose qu’elle-même : le sort commun, le destin juif, le crime allemand, les peuples colonisés, l’avenir de la littérature. La réalité seule n’offre pas assez de prise, alors on l’alourdit de significations qui la déplacent et lui donnent du poids. […]

On dira qu’il n’en va pas toujours ainsi chez Marguerite Duras, que son théâtre est entièrement pensé contre le théâtre à thèse, que ses récits ne convoquent pas toujours le «monde extérieur». C’est vrai et c’est faux ; c’est surtout plus compliqué, car même les textes les plus dépouillés sont si abstraits qu’ils créent un appel d’air : ils nous donnent si peu que nous sommes obligés d’y mettre quelque chose. En 1969, l’étrange Détruire dit-elle multipliait les pistes de lecture (politique, historique, philosophique, sociale…), sans en interdire aucune, si bien que Maurice Blanchot put suivre sa pente naturelle et y voir une allégorie ouverte. De la forêt qui obsède le livre et le film, Duras put dire qu’elle valait pour «l’inconscient», ou pour «l’enfance», ou pour tout ce qu’on voudrait, en tout cas pour quelque chose. Le Phare de son roman de 1927, Woolf nia toujours, à l’inverse, qu’il représentât autre chose que lui-même : il était, voilà tout. Et le plus dépouillé des livres de Duras, cet Amour de 1971, d’une abstraction presque algébrique, si désincarné qu’on voit les os sous la peau, fut brandi par l’écrivain comme un livre résolument politique, un enfant de Mai 68. La déclaration étonne ; voyons-y surtout une sorte de frayeur devant un «littéralisme» étroit qui réduirait le réel au réel comme chez Woolf, à cette «littéralité des faits» que Duras reproche à certains lecteurs, cette «littéralité» qui serait peut-être, comme elle le laissa entendre un jour, le propre du rapport stalinien à la littérature. […]

On s’accorde à dire qu’il y a littérature quand un texte présente à la fois un style et une vision. Ce qu’il y a de moderne en nous exige que l’un et l’autre soient personnels voire singuliers. Ce que nous gardons de classique veut que l’un et l’autre s’accordent. Pareille à la lampe que l’on déplace dans une pièce (l’image est célèbre, elle est de Proust), la grammaire de Flaubert nous a appris que le monde n’était que phénomène : que l’on change le temps des verbes, que l’inanimé commande des verbes qui ne le prévoyaient pas, et voici que le monde nous est rendu à neuf. Pareille à ces géants qui, étendant leurs bras, saisissent d’un même mouvement les époques plus éloignées, la phrase de Proust se déploie pour restituer quelque chose du passage du temps. Mais quelle vision nous donne le style de Marguerite Duras, si une vision il y a, si un style il y a ?

[…] L’histoire regardera peut-être comme le style de Marguerite Duras celui que l’on trouve par exemple dans Emily L. On accusa la romancière de se pasticher elle-même, et on la pasticha. Le vous, le c’est, le verbe dire, le ressassement, les phrases courtes qui débordent le point, l’incongru […]. Par évidement progressif, le monde avait été réduit jusqu’à n’être plus que l’objet d’un regard ; voici que le regard n’est plus à son tour que l’objet d’un discours : « Sans bouger du tout, vous me demandez ce qu’il y a. Je dis comme d’habitude. Qu’il n’y a rien. Que je vous regarde. » La malédiction du lecteur est ici plus terrible encore que celle qui frappait la dame de Shallot dans le poème de Tennyson : si celle-ci n’avait pas le droit de voir directement le monde, du moins était-elle autorisée à le contempler dans un miroir.

Telle est sans doute la vision de Marguerite Duras, et tel est peut-être son style. Mais tel n’est probablement pas ce qu’elle aurait voulu. Elle aurait voulu un monde plein, un réel qui n’eût besoin d’aucun étai pour signifier, voire pour être. Elle aurait voulu de vrais sentiments. Mais ce n’était pas possible ; elle décida alors de vouloir ce qui lui était imposé. La postérité a pourtant accompli son voeu : loin de réduire son oeuvre à un pur jeu d’écriture, à une littérature qui ne parlerait que d’elle-même, son lectorat le plus fidèle sait que, pour donner du poids à ce qui n’en a pas, Duras tutoya l’allégorie, l’horreur, le crime, la passion et la catastrophe.

Elle parvint à cet exploit : nous donner ce qu’elle n’avait pas trouvé, nous léguer à la fois le chagrin et le néant.

Gilles Philippe.

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