La Pléaide

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Genet
L'actualité de la Pléiade

Journal du Voleur, 1948, extrait.

Avril 2021

    Deux photographies de l’identité judiciaire ont été retrouvées. Sur l’une d’elles j’ai seize ou dix-sept ans. Je porte, sous un veston de l’Assistance publique, un chandail déchiré. Mon visage est un ovale, très pur, mon nez est écrasé, aplati par un coup de poing lors d’une bagarre oubliée. Mon regard est blasé, triste et chaleureux, très grave. J’avais une chevelure épaisse et désordonnée. En me voyant à cet âge, mon sentiment s’exprima presque à haute voix :
    « Pauvre petit gars, tu as souffert. »
    Je parlais avec bonté d’un autre Jean que moi-même. Je souffrais alors d’une laideur que je ne découvre plus dans mon visage d’enfant. Beaucoup d’insolence — j’étais effronté — me faisait aller dans la vie cependant avec aisance. Si j’étais inquiet, il n’en paraissait rien d’abord. Mais au crépuscule, quand j’étais las, ma tête s’inclinait, et je sentais mon regard s’appesantir sur le monde et s’y confondre ou rentrer en moi-même et disparaître, je crois qu’il connaissait ma solitude absolue. Quand j’étais valet de ferme, quand j’étais soldat, quand j’étais au dépôt des Enfants assistés, malgré l’amitié et quelquefois l’affection de mes maîtres, j’étais seul, rigoureusement. La prison m’offrit la première consolation, la première paix, la première confusion amicale : c’était dans l’immonde. Tant de solitude m’avait forcé à faire de moi-même pour moi un compagnon. Envisageant le monde hors de moi, son indéfini, sa confusion plus parfaite encore la nuit, je l’érigeais en divinité dont j’étais non seulement le prétexte chéri, objet de tant de soin et de précaution, choisi et conduit supérieurement encore qu’au travers d’épreuves douloureuses, épuisantes, au bord du désespoir, mais l’unique but de tant d’ouvrages. Et, peu à peu, par une sorte d’opération que je ne puis que mal décrire, sans modifier les dimensions de mon corps mais parce qu’il était plus facile peut-être de contenir une aussi précieuse raison à tant de gloire, c’est en moi que j’établis cette divinité — origine et disposition de moi-même. Je l’avalai. Je lui dédiais des chants que j’inventais. La nuit je sifflais. La mélodie était religieuse. Elle était lente. Le rythme en était un peu lourd. Par lui je croyais me mettre en communication avec Dieu : c’est ce qui se produisait, Dieu n’étant que l’espoir et la ferveur contenus dans mon chant. Par les rues, mes mains dans les poches, la tête penchée ou levée, regardant les maisons ou les arbres, je sifflais mes hymnes maladroits, non joyeux, mais pas tristes non plus, graves. Je découvrais que l’espoir n’est que l’expression qu’on en donne. La protection, de même. Jamais je n’eusse sifflé sur un rythme léger. Je reconnaissais les thèmes religieux : ils créent Vénus, Mercure, ou la Vierge.
    Sur la deuxième photo j’ai trente ans. Mon visage s’est durci. Les maxillaires s’accusent. La bouche est amère et méchante. J’ai l’air d’un voyou malgré mes yeux restés très doux. Leur douceur d’ailleurs serait presque indécelable à cause de la fixité que m’imposait le photographe
officiel. Par ces deux images je puis retrouver la violence qui alors m’animait : de seize à trente ans, dans les bagnes d’enfants, dans les prisons, dans les bars ce n’est pas l’aventure héroïque que je recherchais, j’y poursuivais mon identification avec les plus beaux et les plus infortunés criminels. Je voulais être la jeune prostituée qui accompagne en Sibérie son amant ou celle qui lui survit afin, non de le venger mais de le pleurer et de magnifier sa mémoire.

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