La Pléaide

Huysmans
L'actualité de la Pléiade

En ménage, extrait.

André avait hâte de prendre son chapeau, de fuir, mais le service ne se pressait guère. Il avait réduit de moitié un rosbif très dur et abandonné le reste, il réclamait maintenant une oseille qui n’arrivait point.
Il demanda au patron qui jubilait d’une façon stupide, s’il avait un journal. Le Siècle était en mains. On lui apporta les Petites Affiches. Il essaya de s’absorber dans cette lecture, de s’isoler de la joie de ces tables, de se boucher les oreilles aux jacasses stridentes de ces imbéciles ; il les entendait quand même. Il se força à lire trois pages de cette feuille, s’arrêta devant une annonce qui offrait comme une occasion superbe, par suite d’une liquidation de famille, une dot de dix-huit mille francs et une orpheline ; il resta pensif. Le mot pressé qui figurait entre parenthèses, au bas de cette réclame, déroula devant lui des perspectives infinies d’ordures. Il y vit de courtes échéances d’accouchements, des ventres grossis après un mois de mariage. Il songea aux déboires qu’éprouverait avec cette orpheline l’honnête benêt qui se laisserait happer. Celui-là avait des chances d’épouser une vierge qui aurait longuement turpidé dès son bas âge ! et il pensait : c’est déjà si difficile de n’être pas berné quand on connaît la famille et que l’on a vécu, pendant des mois, avec sa fiancée. Qui aurait jamais pu croire que sa femme à lui l’aurait trompé ? Une fois de plus, il était revenu au point de départ de ses pensées, aux misères de son ménage. Il voulut, à tout prix, secouer ces souvenirs. Il se contraignait maintenant à regarder ses voisins, à les écouter.
Un fausset aigu lui vrillait l’oreille. Le coiffeur était parti, sans même qu’il s’en fût aperçu. Un monsieur, qui avait au-dessus d’une barbe rouge un nez barré par des lunettes d’or, s’était installé à sa place, et il expliquait à un tout jeune homme le mystère des dents. Celui-ci écarquillait les yeux, l’écoutait dévotement, voulant sans doute s’établir dans cette partie.
— Le plus clair de votre recette, disait le monsieur, c’est la pose des fausses dents. Elles se fabriquent en Angleterre et se vendent au passage Choiseul. Là, il y a un sérieux bénéfice, pensez donc, vous pouvez demander dix francs par dent et cela coûte dix sous, sans bout de gencive en caoutchouc et un franc avec gencive.
— Il y en a des roses et des brunes, n’est-ce pas ? interrompit timidement le jeune homme, moi, j’aimerais mieux les roses.
— Tiens ! vous n’êtes pas mou ! les brunes, ce sont des gencives de pauvres ! elles valent moins cher, mais l’on en vend plus, repartit l’autre. Le jeune adepte en bâillait d’étonnement. […]
André pensa que c’était trop subir d’affligeantes révélations. Son oseille était mangée. Il insista furieusement pour avoir sa note, refusa de commander un dessert, paya la somme de un franc quarante centimes et il ouvrait la porte quand du fond de la salle où quelques gens s’éternisaient devant des petits verres, une voix convaincue dit simplement :
— Les femmes, c’est des bien pas grand-chose !
André ferma la porte, songeant avec une certaine mélancolie que, dans tout l’insipide bavardage qu’il avait entendu, cette pensée était peut-être la seule qui fût profonde, qui fût vraie.

Auteur(s) associé(s)