La Pléaide

Retour au sommaire
Affiche Claude Simon
L'actualité de la Pléiade

Claude Simon, Œuvres, II (extrait)

28 mars 2013

Donc, soudain, sans qu’il comprenne comment, ni puisse dire à quel moment exact cela s’est produit, ni depuis combien de temps, un cavalier (l’un ou l’autre) prend tout à coup conscience qu’il n’a plus devant lui la croupe du cheval qui le précédait, et aucun cheval non plus ni bruits de sabots derrière lui, et le seul crissement de la neige qu’il perçoit c’est sous ses propres pieds et sous les fers de son propre cheval, et tout ce qu’il peut voir, en avant, en arrière, à droite, à gauche, c’est la nuit noire, et seulement la vague lueur grisâtre sur laquelle il marche, continuant machinalement à mettre un pied devant l’autre, de même que quelque instinct animal (le sien ou celui de son cheval ?) le maintient sur la piste que forme la neige piétinée et dure, et aucun bruit, sauf cette espèce d’immense et silencieuse rumeur des flocons qui continuent à tomber, qui tombent maintenant depuis un temps qu’il ne parvient pas à se rappeler, et à un moment il croit distinguer en avant de lui comme une forme immobile, noire dans le noir, devinant confusément à mesure qu’elle se rapproche ou plutôt qu’il s’en rapproche, le cheval arrêté, planté sur ses quatre jambes comme sur des piquets, et le cavalier arrêté aussi, le casque appuyé contre le flanc du cheval comme s’il ressanglait, ou comme s’il urinait, mais ce n’est ni l’un ni l’autre, et quand il passe à côté de lui il entend quelque chose comme bon dieu oh bon dieu bon dieu, mais il ne s’arrête pas, il continue, et il entend le type et le cheval qui marchent maintenant derrière lui, le bruit de la neige crissant sous quatre souliers et huit fers, et il marche, et le type suit, et il l’entend qui pleure, et il ne se retourne pas, il continue, et puis il ne l’entend plus, et il ne se retourne pas, il continue, et la neige continue à tomber, et il ne fait plus froid vraiment, mais c’est maintenant sans importance, et un moment plus tard (mais peut-être qu’il dort ? : il pense qu’il a souvent dormi à cheval, il pense que peut-être on peut aussi dormir en marchant, et alors qu’est-ce qui est avant ou après ?) cela recommence, c’est-à-dire un autre cheval et un autre cavalier arrêtés (mais peut-être est-ce le même type et le même cheval, ou peut-être que le cavalier arrêté c’est maintenant lui, et que c’est lui aussi qui, à son tour, émet des bruits bizarres, méprisables), et un cheval et un cavalier passent sans s’arrêter, et le cavalier arrêté (peut-être lui après tout ?) se remet en marche, continue pendant un moment en émettant toujours ces bruits bizarres, puis cesse de faire du bruit, et comme cela plusieurs fois dans la nuit, sauf que la chose se produit à des intervalles de plus en plus espacés, de sorte qu’il marche (ou reste arrêté ?) parfois dix minutes ou un quart d’heure (du moins il lui semble) sans voir personne, et parfois il y a (ou il lui semble qu’il y a) pas un mais trois ou quatre chevaux et leurs cavaliers arrêtés ou qui le dépassent, ou qui marchent devant et derrière lui, puis il se trouve de nouveau seul, il marche, il s’arrête […].

Claude Simon, Les Géorgiques, Œuvres, t. II, p. 706-707.

Auteur(s) associé(s)