La Pléaide

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Villon 1
Villon 2
L'actualité de la Pléiade

André Suarès, «François Villon», 1914 (extrait).

1er octobre 2014

Au Cimetière des Innocents, tout le monde tourne et tourne entre les tombes : c’est le jardin de Paris, en ces vieux temps. On y va humer l’air frais. Ici, l’on chante et l’on s’amuse. On y danse même, on s’y poursuit ; on s’y pince et l’on se baise. […] Quatre galeries font le tour du jardin, à plus d’un étage. Et sous les arcs, les foules défuntes et les millions de jours qui furent le peuple de Paris, font des montagnes de débris. Les derniers venus sont encore des squelettes ; mais comme dans la forêt les plus basses branches tombent en miettes et se confondent avec les feuilles mortes, sous les pantins d’hommes, c’est une carrière d’ossements disjoints, tout un sable jauni, où les cailloux furent vivants, le tibia dans le vomer, le fémur dans la bouche, les dents dans l’ischion, les tarses et les carpes dans la sébile iliaque, et les beaux osselets du cou pour jouer, la nuit, quand la peine et l’oubli font leur partie sur un tapis de funérailles. […]

Villon, ce fils de fée, il va et vient dans les galeries. Il convoque par-devers lui ce peuple des peuples : ceux qui furent et ceux qui sont, certes bien égaux et pareils dans leurs os. Là, les filles folles ; et les rois, et les reines ; et les riches, toujours avares ; et les pauvres, toujours avides ; et les magistrats qui jugent, et qui trichent toujours avec le juste ; et les violents qui font le mal, et les faibles qui le subissent. Et les poètes, puisqu’il en est enfin, qui sont tout, à la fois, violents et faibles, riches et pauvres, reines et rois ; et mêmes juges, quand la manie les prend.

La mort en tout, et partout, et elle seule. C’est ici que Villon apprend à lire, et qu’il raille. Ici, il pleure. Son école est ici, et son église. Puis, soudain, pensant aux soucis et aux larmes de sa vieille femme de mère, la pauvrette, qui ne sait rien que bien aimer et prier Notre-Dame, pour soi-même et son fi ls, en grande peur de l’enfer bouillant, et en vive espérance du doux paradis, il frémit, et ses yeux se brouillent ; et lui aussi, François Villon, plus que
douteur, esprit qui nie, il se tourne vers Jésus et la Vierge, perdu s’il ne les craint, perdu s’il ne les croit, et par trop mort dans cette vie horrible et délicieuse, où vivre est rêve vain, et l’universelle mort le réveil éternel sur le bord de l’abîme prédit.

Mais quoi, pauvre âme d’homme ? Plus la mort t’environne et t’assiège, plus le désir de la vie te presse. Et l’amour t’aiguillonne.

La volupté est le lit du rêve, si tout est rêve. Et l’ardent désir se lève de la tristesse, comme la lune sort de la nuit pluvieuse. Et le pauvre Villon, d’un élan que rien ne modère, quittant sa pleine eau de la mort, nage à coeur joie vers l’enchantement de vivre, le vin, les dés, les filles, les lippées à la taverne, l’ivresse, et toujours la plus folle, le délice qui est au cher corps des femmes comme le jus parfumé de tout l’été à la pulpe des pêches.

Recueilli dans Âmes et visages (Gallimard, 1989), ce texte est repris dans son intégralité parmi les « Lectures de François Villon ».

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