La Pléaide

1986

Aragon est mort depuis quatre ans quand paraît chez Gallimard, en un fort volume de la collection Blanche, La Défense de l'infini. C'est un livre inventé (au sens étymologique, bien sûr) par son éditeur, Édouard Ruiz, un titre fantôme dans la bibliographie d'Aragon, le splendide reliquat d'un roman que l'on croyait perdu, entièrement.

Entre 1923 et 1927, Aragon travaille à un énorme manuscrit, qui à l'en croire compte plus de 1 500 feuillets. « J'étais presque assuré d'avoir réinventé le roman », dit-il en 1964. « Je me mis à en écrire un, décidé à la plus folle démesure. […] La Défense de l'infini, pour donner à ce feuilleton gigantesque le nom dont je l'affublais au hasard, […] sommeillait, repartait, prenait des proportions inquiétantes. À vrai dire, tout ce que j'écrivais, je prétendais le faire entrer dans ce roman fantôme. »

Mais, à l'automne de 1927, dans une chambre d'hôtel de Madrid, il brûle en partie, et probablement en grande partie, son manuscrit. Sans doute la crise qu'a traversée dans l'été le couple qu'il formait avec Nancy Cunard est-elle pour quelque chose dans ce geste — lequel sera d'ailleurs suivi d'une sorte de réplique, une tentative de suicide, à Venise, en 1928. Autre explication vraisemblable, et non incompatible avec la précédente, l'interdit que le groupe surréaliste avait jeté sur le genre romanesque et auquel se heurta la « volonté de roman » d'Aragon. « Défense de créer ! » : « on avait bien fini par m'en persuader, moi aussi, au point de me faire hara-kiri pour le salut du surréalisme, cette autre patrie. »

Quelques bribes de la Défense ont paru du vivant d'Aragon ; au premier rang de ces fragments, Le Con d'Irène, dont l'écrivain n'avouera jamais publiquement la paternité, mais qui constitue en soi l'une de ses œuvres majeures. Certains manuscrits, inédits jusqu'en 1986, se trouvent à la Bibliothèque Jacques-Doucet : le couturier versait des mensualités à plusieurs écrivains en l'échange de textes autographes. D'autres appartiennent au fonds Aragon-Triolet aujourd'hui déposé à la Bibliothèque nationale de France. Et ceux qu'avait conservés (ou récupérés) Nancy Cunard ont été acquis par le Harry Ransom Center d'Austin, au Texas ; certains d'entre eux, déchirés par Aragon, ont été recollés par Nancy elle-même.

L'éditeur, on le voit, doit parfois jouer les détectives — à ceci près qu'il n'est pas facile d'organiser la filature d'une nébuleuse. Aragon lui-même s'est souvent ingénié à brouiller les pistes. Interrogé par Francis Crémieux au cours d'entretiens que France-Culture diffusa en 1963-1964, il esquive : « S'il fallait que je parle de toutes les choses que j'ai détruites »… Crémieux insiste : « Détruit, complètement ? Brûlé, jeté ? » Nouvelle dérobade : « Oui, je ne sais pas trop si tout a été brûlé. […] Que ces textes aient subsisté ou pas, ce n'est pas là ce qui importe. Le fait, c'est simplement que j'ai écrit des textes et que, ensuite, il ne m'a plus intéressé d'aller là où ils me menaient. »

Ce qui nous est conservé de La Défense de l'infini défie toute tentative de reconstitution : il est impossible de savoir ce qu'aurait été le livre, à supposer qu'un tel projet puisse connaître un quelconque achèvement. Aragon avoue qu'il songeait, avec ce « feuilleton gigantesque », à « détruire le roman par ses propres moyens ». Défendre l'infini, c'est viser l'ouverture la plus large en tout domaine, sexuel, éthique, esthétique, politique, et c'est aboutir à un échec programmé. Que l'on pense à cette phrase du Libertinage: « Nos jugements se rendaient sans cesse à l'échelle de l'infini et cet infini nous écrasait. » Reste, une fois surmonté l'écrasement, à inventer autre chose. Le Monde réel, par exemple.

Le détective-éditeur en est donc réduit aux hypothèses : quels textes inclure dans un volume intitulé La Défense de l'infini ? dans quel ordre ? dans quelle version ? Il existe aujourd'hui trois éditions de la Défense. Elles sont toutes différentes.