La Pléaide

1973

Quand Triptyque paraît, en janvier, aux Éditions de Minuit, Claude Simon en envoie un exemplaire à Jean Dubuffet, l'un des trois peintres (avec Delvaux et Bacon) dont les œuvres ont «généré» ce livre. Dubuffet tarde à en accuser réception, mais l'écrivain ne perd rien pour attendre. La lettre qu'il reçoit au mois de mai est en effet de celles qu'un auteur n'oublie pas : Triptyque, écrit le peintre, «est un livre qu'on ne peut pas lire — si lire est commencer à la première page et finir à la dernière. Ici on ne finit pas. On peut faire usage du livre une vie entière. On peut le lire aussi en remontant de la fin au commencement. Il n'a pas un sens, il en a autant qu'on veut. […] À tout endroit qu'on l'ouvre, on est immédiatement transporté dans votre monde parallèle, votre monde homologue, où se trouvent abolis le petit et le grand, le léger et le lourd, le corporel et le mental, le départ et l'arrivée, le vide et le plein.»

De l'aveu même de Claude Simon, Dubuffet voit juste. Triptyque comprend trois séries (ou ensembles) dont chacune a son cadre — la campagne, une banlieue, une station balnéaire — et qui sont réduites en fragments et mêlées les unes aux autres. À première vue, les fragments sont disposés dans le roman comme les pièces de trois puzzles qu'on aurait alignées sur une même table. Mais on comprend vite que la réalité est tout autre : Triptyque n'est pas le recueil de trois « histoires » découpées en tranches.

Les trois «séries» sont en effet enchâssées les unes dans les autres, et chacune d'elles existe comme texte lu ou comme image vue par les personnages des deux autres. La station balnéaire est présente dans la «série» campagnarde sous forme de carte postale ; le cadre campagnard est un puzzle que termine l'un des personnages de la station balnéaire ; les événements de la «série» banlieusarde sont ceux d'un film regardé par les personnages campagnards ou d'un livre lu par une femme dans la station balnéaire, etc. Tel personnage «réel» est soudain décrit comme le sujet d'un tableau ; telle gravure, telle affiche s'anime inopinément. Entre le réel et le représenté, il n'y a plus de frontières.

En outre, les différentes «séries» n'entretiennent pas entre elles les rapports logiques qui relient habituellement les éléments d'un roman traditionnel. Ce qui se tisse entre elles est de l'ordre de l'écho, du renvoi. Au colloque de Cerisy qui lui est consacré en 1974, Claude Simon s'explique sur ce point : «le lapin écorché [dans la «série» campagnarde] et la femme nue sur le lit [dans la «série» qui a pour cadre la station balnéaire] sont tous deux décrits, à quelques pages d'intervalle, en termes exactement semblables et en jouant sur le fait que l'on dit d'une personne nerveuse ou angoissée qu'elle a une sensibilité d'écorché.» Écho verbal qui trouvera sa traduction visuelle en 1975, dans un court-métrage conçu par l'auteur : le lapin écorché sur la table et la femme nue sur le lit, identiquement cadrés, y acquièrent une troublante ressemblance.

Un tel mode de lecture ne s'accommode évidemment pas d'une progression chronologique. «Alors qu'est-ce qui fait que le roman se termine à un certain moment ?» demande quelqu'un, lors du colloque de Cerisy. «L'impression que tout cela forme à peu près un ensemble équilibré», répond (modestement) l'auteur. Mais Dubuffet l'avait bien dit : quand le roman cesse, tout peut recommencer, et à n'importe quelle page. Le lecteur en reste ébahi — ce qui ne l'empêche pas d'être sensible au drame qui se noue dans chaque « série ». Car Triptyque n'est pas un pur tour de force formel. Les trois «séries» sont comme les trois facettes d'une même détresse : disparition d'une petite fille, solitude d'une jeune mariée, angoisse d'une mère. Dans cette commune détresse, autant que dans l'harmonie de ses formes et de ses couleurs, le triptyque de Claude Simon trouve sa profonde unité.