La Pléaide

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1969

Est-ce un livre ou un film ? Les deux, on le sait bien. Un livre publié aux Éditions de Minuit en mars ; un film distribué quelques mois plus tard, avec Henri Garcin, Daniel Gélin, Nicole Hiss, Michael Lonsdale et Catherine Sellers – le premier film que Marguerite Duras réalise seule : Détruire, dit-elle.

Un livre et un film, donc, ou bien, comme se le demande Maurice Blanchot, «l’intervalle des deux ?» Car Détruire, dans quoi l’on peut voir une adaptation des «Chantiers» (texte publié en 1954 chez Gallimard, dans Des journées entières dans les arbres), ne ressemble à rien de ce que Duras a fait jusqu’alors. Elle-même a du mal à en parler. Interrogée pendant le tournage du film, elle laisse grand ouvert le compas du genre auquel le livre pourrait éventuellement appartenir : Détruire, dit-elle n’est «pas tout à fait un roman. Un texte à lire, à filmer, à jouer, […] ou à jeter, comme on veut». «C’est un livre que je connais très mal.» « J’ai eu envie de le connaître mieux. C’est pour ça que je l’ai filmé. »

Un hôtel, cerné par la forêt. Peut-être une maison de santé. Mais «n’interprétons pas. C’est un endroit du monde, de notre monde : nous y avons tous demeuré» (Blanchot). Un court de tennis. Des chaises longues. Deux hommes, une femme, puis la femme d’un des hommes, puis le mari de l’autre femme. Ils se regardent, se parlent. «Une cérémonie dont nous ignorerions le rituel», dira Anne Villelaur (Les Lettres françaises). On sait seulement que ce rituel est de destruction, «à condition que détruire ne signifie rien de brutal, de violent, d’explosif, mais soit plutôt synonyme de miner, saper, corroder» (ibid.). «La destruction, pour moi, est à l’intérieur», déclare Duras. Mais au fait, destruction de quoi ?

Le texte porte la marque de mai 68. Guerre à la société, au «conformisme bourgeois» et à l’une de ses incarnations, le couple. Le désir doit circuler librement entre les êtres. Destruction du roman, aussi. Le discours refuse les béquilles traditionnelles du récit. Pas de phrases élaborées. Les énoncés demeurent suspendus. Pas de transitions. Les passerelles narratives reliant un dialogue à un autre font défaut. Les seules précisions sont d’ordre temporel (et au vrai, elles ne précisent rien). Les personnages sont réduits à des silhouettes. Privé de ses références habituelles, le lecteur doit renoncer à chercher des explications. «Ce que je voudrais que vous cassiez», dira plus tard Duras à Jean-Louis Ezine, «c’est une certaine habitude d’interrogation, un peu faite, un peu mécanique. “Quelle était votre intention en ?”, “qu’entendez-vous par ?”, “voulez-vous parler un peu de…?”, comme si on pouvait parler un peu. On parle ou on se tait.»

Puis il y a le film. Il aurait pu être réalisé par Alain Resnais. Duras et Resnais, après Hiroshima mon amour, s’étaient promis de retravailler ensemble. Mais cette fois le courant ne passe pas. Joseph Losey, lui, s’intéresse à Détruire et veut en acquérir les droits. Il promet à Marguerite Duras de consacrer un budget pharaonique au projet. Aussitôt Duras se replie : «J’ai préféré en passer par mon amateurisme…»

Le tournage dure deux semaines. Les indications temporelles qui figurent dans le livre sont supprimées. L’atmosphère est troublante, onirique. Plus souple en cela que l’imprimé, le film peut autoriser deux dialogues simultanés, l’un constituant parfois le commentaire de l’autre. Polyphonie et contrepoint : on entend, venant de la forêt, L’Art de la fugue, de Bach. L’accueil de la critique est contrasté, naturellement. Mais la magie opère sur un public enthousiaste, qui éprouve désormais pour Marguerite Duras un sentiment proche de la ferveur.