La Pléaide

1966

La compagnie Renaud-Barrault joue Les Paravents de Jean Genet à l'Odéon-Théâtre de France, dans une mise en scène de Roger Blin.

Acte premier. La scène est au Théâtre de France, et dans la presse, en avril-mai.

ROGER BLIN : la salle était pleine tous les soirs et les spectateurs riaient beaucoup. Puis les critiques qui avaient été convoqués pour la quatrième représentation ont écrit leur papier, le temps que ça paraisse et que ça se sache dans les milieux d'extrême-droite, et c'était parti (Souvenirs et propos).

GABRIEL MARCEL : ce qui n'est pas admissible, c'est que l'armée française soit présentée comme un ramassis de brutes, de cyniques morticoles, de sadiques et de tortionnaires […] Ce qui me paraît d’une extrême gravité, c'est qu'un tel ouvrage ait été monté à très grands frais sur une scène subventionnée (Les Nouvelles littéraires, 21 avril).

JEAN-LOUIS BARRAULT : À la douzième, ce fut une attaque-surprise bien orchestrée. Sauts de paras depuis le deuxième balcon ; bagarres, blessés, sang sur la scène, bombes fumigènes, rideau de fer (Souvenirs pour demain).

BÉATRICE SABRAN : ce n'est pas seulement un gigantesque merdier qui s'étale devant nous pendant quatre heures, mais un égout roulant ses flots (Aspects de la France, 28 avril).

ROGER BLIN : Pendant que la bagarre continuait derrière le rideau, Barrault était allé faire aux spectateurs un petit speech sur la liberté d'expression. […] Il faisait ça très bien, moi je n'aurais pas pu. […] Au début c'est la scène des pets qui déclenchait systématiquement les chahuts. […] On baissait le rideau, Barrault faisait son topo et on reprenait. […] Genet ne venait pas tous les soirs mais il passait souvent, ça l'amusait beaucoup tout ça.

JACQUES LEMARCHAND : C'est d'une dérision pathétique qu'il s'agit et qui n'épargne personne, ni les bourreaux ni les victimes, en leurs rôles interchangeables (Le Figaro littéraire, 28 avril).

JEAN-LOUIS BARRAULT : Le groupe « Occident » (extrême-droite) organisait des défilés dans les rues. Il y avait des interpellations à l'Assemblée nationale. Malraux plaida pour nous courageusement.

 Acte II. La scène est à l'Assemblée nationale, le 26 octobre.

MONSIEUR GEORGES BECKER (rapporteur pour avis de la commission des affaires culturelles, familiales et sociales) : Vous savez que la commission des finances a opéré une réduction symbolique sur les crédits affectés au Théâtre de France, pour protester contre la représentation d'une pièce jugée scandaleuse. […] Toutefois puisqu'on a confié au directeur de ce théâtre le soin de mener sa destinée en toute liberté, peut-être convenait-il de lui laisser commettre quelque erreur — si cela en est une […].

MONSIEUR CHRISTIAN BONNET : j'en suis venu à penser qu'il n'appartenait pas à une scène subventionnée […] de monter, aux frais de contribuables dont certains ont eu la douleur de perdre un fils en Algérie, une pièce comme Les Paravents.

MONSIEUR BERTRAND FLORNOY : nous avons à faire un choix. C'est un choix difficile, André Malraux, parce que vous êtes là, que nous vous estimons profondément, que nous avons en vous une confiance totale. Et sans doute est-ce votre présence qui inspirera notre vote.

MONSIEUR ANDRÉ MALRAUX (ministre d'État chargé des Affaires culturelles) : La liberté, mesdames, messieurs, n'a pas toujours les mains propres ; mais quand elle n'a pas les mains propres, avant de la passer par la fenêtre, il faut y regarder à deux fois. […] Il y a quelque chose de beaucoup plus profond qu'un débat dans cette enceinte, c'est de savoir où la poésie prend ses racines. Or vous n'en savez rien et moi non plus et je reprends ce que j'ai déjà dit : «La liberté n'a pas toujours les mains propres, mais il faut choisir la liberté.» Le Gouvernement repousse l'amendement [qui vise à réduire la subvention du Théâtre de France].

Rideau.